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Des poupées Barbie pour dénoncer le machisme en Argentine ?

Escrito en las canciones” est une exposition réalisée par des élèves de Cuarto año de secundaria (ce qui correspond en France à la Seconde) d’un lycée de Tigre, dans la périphérie de Buenos Aires, en Argentine. Ces lycéens, à travers un exercice donné par leur professeure Carolina de la Fuente dans le cadre du programme d’Educación Sexual Integral, ont mis en scène la violence de genre, le machisme et la misogynie présente dans des chansons latino-américaines populaires avec l’aide de poupées Barbie.

  • Le programme d’Educación Sexual Integral

Le programme d’Educación Sexual Integral (ESI) a vu le jour en Argentine en 2006, par le biais de la loi 26.150 d’Educación de la Nación. Le Ministerio de Educación de la Nación a donc pris la décision de créer un programme avec des actions effectives pour promouvoir la réflexion autour du rôle de l’enseignant dans le cadre de l’école comme garant de certains droits, en soulignant particulièrement le droit à l’éducation sexuelle  et en proposant des outils concrets pour développer des activités pédagogiques.

  • Les problématiques liées à la violence de genre en Amérique Latine

Le but de cette exposition réalisée par ces élèves argentins est d’analyser l’impact de la musique dans la naturalisation et la reproduction des conduites sexistes et misogyne dans la société argentine (et latino-américaine en général) mais aussi de souligner le discours misogyne de chansons latino-américaines très populaires dont les paroles naturalisent et promeuvent la violence de genre.

En effet, les problématiques liées à la violence de genre, au machisme, à l’omniprésence du système patriarcal et tout ce qui en découle sont systématiques en Argentine, et plus généralement en Amérique Latine. A ce jour, la violence que subissent les femmes occupe une place prioritaire dans la conscience politique féminine et dans l’agenda politique de chaque pays, comme en témoigne cette exposition. La violence de genre est perçue comme une atteinte aux droits de l’Homme ; cette violence a une dimension politique dont le but est de maintenir les femmes en désavantage et en position d’inégalité dans leurs relations avec les hommes. Ceci permet donc de leur empêcher l’accès à tout bien, recours et opportunité et contribue à les dévaloriser, les dénigrer, les rabaisser, les intimider, reproduisant ainsi la domination patriarcale. Le machisme et la misogynie sont les noyaux fondamentaux de l’identité masculine et ont également une place privilégiée dans l’identité nationale et dans le sexisme généralisé très présent dans la société argentine.

L’inégalité de genre est sociale et économique mais elle est également juridique, politique et culturelle. La société considère donc naturelle cette violence et culpabilise ces jeunes filles et ces femmes, les décrivant comme victimes propices des violences qu’elles ont subies, disculpant ainsi les hommes.

Tout au long de l’année, les lycéens ont donc travaillé avec leur professeure sur différentes thématiques comme la misogynie, la chosification et le féminicide. Ils ont également étudié les caractéristiques du canon de beauté en utilisant des poupées Barbie comme symbole de ce stéréotype.

  • Publication et diffusion sur les réseaux sociaux

Les 10 mises en scène de cette exposition ont été photographiées puis publiées sur Facebook, via le compte @Informativo102. Les photos ont été publiées le 1er novembre 2018 et comptent, à ce jour 233 054 partages. On peut donc dire que l’exposition a connu un incroyable succès sur la toile et sur tout le continent latino-américain.

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Parmi les dix chansons sélectionnées par cette classe de lycéens pour dénoncer le caractère sexiste et misogyne que véhiculent les paroles, nous pouvons donc retrouver :

La muda, Kevin Roldán, 2010
Borró cassette, Maluma, 2015
Tu reputación, Ricardo Arjona, 1996
Ojalá, Bryant Myers, 2017
Si te agarro con otro te mato, Cacho Castaña, 1975
Casi la mato, Los chakales, 1996
Propuesta indecente, Romeo Santos, 2013
Vení Raquel, Los auténticos decadentes, 1989
Dime que no, Ricardo Arjona, 1998
Como la tele, Pimpinela, 1997

Sur chaque photo publiée apparaissent un extrait des paroles de la chanson sélectionnée et les poupées, Barbie et Ken, illustrant ces paroles de façon très explicite dans le but de dénoncer sans pudeur le caractère purement sexiste et misogyne de celles-ci.

  • Barbie et Ken comme symboles de l’hétéronormativité 

L’hétéronormativité, aussi appelée hétéronormalité, est un concept qui impose l’hétérosexualité comme unique orientation sexuelle possible, comme la seule norme selon laquelle un couple doit être forcément constitué par des personnes de sexes opposés, en l’occurrence par un homme et une femme. Selon ce concept toujours, tous les individus appartiendraient donc à des genres bien distincts et complémentaires, qu’ils acquerraient « naturellement ». Cette vision suggère donc une articulation parfaite entre le sexe (biologique), le genre et la sexualité et est souvent liée à l’hétérosexisme et à l’homophobie.

Barbie et Ken constituent l’exemple parfait pour illustrer et dénoncer cette hétéronormativité. Réutiliser ces poupées, véritables symboles du canon de beauté, pour déconstruire la violence de genre est donc loin d’être un choix anodin de la part de ces lycéens.

« Tendremos la oportunidad de poner en tensión el sistema heteronormativo que identifica cuestiones propias de mujeres y varones, la organización patriarcal, que reconoce en el varón una superioridad por sobre la mujer, y conductas misóginas que favorecen la desvalorización, exclusión, discriminación y violencia hacia las mujeres. » (Carolina De La Fuente, 26/11/2018)

Le but de cette exposition était donc de dénoncer le discours misogyne présenté dans des chansons très connues et très populaires en Amérique Latine (particulièrement en Argentine) qui naturalisent et finissent même par légitimer la violence de genre, l’hétéronormativité et l’organisation sociale patriarcale.

Le reggaeton et la cumbia sont de grands véhiculateurs de ce type de problématique, très bien illustrée d’ailleurs dans les clips de ces chansons, très populaires sur le continent. En voici un exemple très significatif : le clip de  la chanson Shaky Shaky, interprétée par le très connu Daddy Yankee.

 

  • Analyse de 2 exemples de cette exposition

Como la tele, Pimpinela

 

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Cette chanson du groupe Pimpinela, sortie en 1997, est un exemple parfait pour illustrer la problématique de la chosification. La chosification, c’est-à-dire le fait de traiter les femmes comme des choses et non comme des êtres humains, est fortement mise en avant au sein de la maltraitance quotidienne, visible et invisible, que subissent les femmes au quotidien.

En effet, cette chanson prône l’idée selon laquelle il serait tout de même plus facile pour les hommes que les femmes fonctionnent comme des télévisions. Ainsi, on pourrait par exemple les faire taire simplement en appuyant sur un bouton. Sur la photo de l’exposition, on peut d’ailleurs observer Ken, une télécommande à la main, en train de prendre le contrôle sur Barbie, emprisonnée dans une télé « que no sirve ».

 

 

 

Ojalá, ojalá, Bryant Myers 

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Quant à Bryant Myers, dans son hit sorti il y a à peine deux ans, il va même jusqu’à souhaiter la mort d’une jeune fille qui, visiblement, a préféré partir avec un autre homme. Sur la photo, on peut voir que les lycéens ont enfermé la poupée Barbie dans un sac plastique, illustrant ainsi sa mort et la torture qui a dû lui être infligée. Nous pouvons donc imaginer ici que les lycéens ont cherché à illustrer la problématique du féminicide.

D’après la Ley General de Acceso de las Mujeres a una Vida Libre de Violencia, le féminicide est défini comme

« la forma extrema de violencia de género contra las mujeres producto de violación de sus derechos humanos, en los ámbitos público y privado, conformada por el conjunto de conductas misóginas que pueden conllevar impunidad social y del Estado y que puede culminar en homicidio y otras formas de muerte violenta de mujeres ». (Ley General de Acceso de las Mujeres a una Vida Libre de Violencia, 2007)

 

Ainsi, à travers ces deux exemples, nous pouvons conclure que les lycéens ont cherché à dénoncer la violence de genre omniprésente dans les chansons populaires latino-américaines (déjà présente dans les années 70 et qui persiste encore à l’heure actuelle) en déconstruisant cette violence grâce à la mise en scène de paroles très explicites avec l’aide de poupées Barbie et Ken, symboles emblématiques du canon de beauté. La réception de cette exposition a connu un franc succès, signe que cette thématique recouvre un problème social important au sein de la société argentine, comme en témoigne Carolina De La Fuente, professeure ayant encadrée l’activité :

“Es muy sorprendente la repercusión. Bienvenida sea porque abre muchas posibilidades de diálogo, pero también tiene un lado oscuro, porque la repercusión es proporcional a la gran necesidad de ser oídas.” (Carolina De La Fuente, 02/11/2018)

 

 

 

Références : 

Sans nom, 05/11/2018, “La exposición de Barbies maltratadas que denuncia el machismo en las canciones”, La Vanguardia, diponible à l’url : https://www.lavanguardia.com/muyfan/20181105/452750998813/barbie-maltratadas-machismo-canciones-exposicion-facebook.html

Mar Centenera, 02/11/2018, “Barbies golpeadas para denunciar las canciones machistas”, El País, disponible à l’url : https://elpais.com/internacional/2018/10/31/solo_en_argentina/1541015735_517939.html

Anemij Ariam Améstica, “Estudiantes montaron exposición con barbies golpeadas para recrear canciones machistas”, El arrebato, periodismo desde las entrañas, disponible à l’url : https://www.elarrebato.cl/2018/11/01/estudiantes-montaron-exposicion-con-barbies-golpeadas-para-recrear-canciones-machistas/

Lilian R, 26/11/2018, “Muñecas “Barbies” Golpeadas y Letras de Canciones Famosas, Para Escenificar la Violencia Contra las Mujeres”, 365 Días de Valentía Moral, disponible à l’url :  https://365diasdevalentiamoral.com/violencia-de-genero/la-violencia-hacia-las-mujeres-en-letras-de-maluma-arjona-cacho-castana-y-pimpinela-entre-otrosbarbies/

 

1 Comment

  1. leac

    Le sujet choisi pour cet article de blog me paraît particulièrement intéressant et important surtout quand on prend conscience de la problématique des violences de genre en Argentine. D’après les derniers chiffres de 2018, on recense 235 féminicides dans le pays (et les chiffres sont impossibles à vérifier), ce qui correspond à une femme tuée toutes les 32 heures. L’impunité de ces crimes ainsi que l’ensemble de la violence faite aux femmes prend racine dans une culture machiste promue notamment par ces chansons de reggaeton et de cumbia. Ton article met bien en avant le rôle des représentations artistiques dans les questions de genre et la manière dont elles influent sur la société. Ces paroles, écoutées notamment par les plus jeunes, contribuent à dévaloriser l’image des femmes et à proposer une vision misogyne de la relation amoureuse, les sujets abordés tournent uniquement autour des femmes et de la sexualité. Si l’on prend en compte le rôle majeur joué aujourd’hui par la musique dans la société, on peut dire que les chansons de reggaeton servent de modèle, d’exemple et façonnent ainsi le rapport de domination des hommes sur les femmes. D’une certaine manière, elles participent aussi à légitimer une violence de plus en plus cruelle envers les femmes.
    A ce titre, on peut s’interroger sur l’ensemble des représentations des femmes dans la société. La publicité, par exemple, joue un rôle majeur dans la normalisation des rapports sociaux de sexe. Elle participe, comme c’est le cas de Barbie, à la construction d’un canon de beauté féminin auquel toutes les femmes doivent se plier. Le cinéma, également, a longtemps présenté les femmes comme les victimes sans leur donner de rôle prépondérant dans l’action. Enfin, on peut mentionner la pornographie qui propose une vision dégradante des femmes dans la sexualité.
    Ce programme d’Educación Sexual Integral dont tu présentes un exemple permet donc de déconstruire ces représentations sexistes pour faire circuler d’autres représentations des femmes et participe à construire un nouveau modèle de société. Ce programme a beaucoup été sollicité, notamment pendant les débats sur l’avortement en Argentine. Les collectifs féministes déplorent qu’il ne soit pas appliqué de manière uniforme dans toutes les écoles du pays.
    Les chansons de reggaeton, malgré leur caractère sexiste, continuent d’être très populaire en Amérique Latine et en Europe mais quelques artistes tentent de les subvertir… J’ai trouvé sur Youtube, une artiste intéressante qui s’appelle Brisa Fenoy et qui se revendique d’un reggaeton féministe, je laisse ici le lien d’une de ces chansons :
    https://www.youtube.com/watch?v=oJx08623Byk

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