Immortaliser le conflit pour que jamais il ne se reproduise : voilà la principale vocation de la mémoire collective que construisent les colombiens aujourd’hui.

Durant plus de 50 ans, suite aux conflits sociaux engendrés par les échecs des réformes agraires, la Colombie a fait face à un conflit armé dont ont souffert des millions de victimes. Les guérilleros comme les FARC et l’ELN, les narcotrafiquants, et les paramilitaires ont fait partie du paysage politique et médiatique tout au long du conflit, engendrant de nombreux déplacements forcés, et un nombre incroyable de morts. Le constat est effroyable, laissant durant cinq décennies l’Etat colombien dans une grande impuissance, devant faire face à ses dysfonctionnements qui ont empêché de protéger les populations civiles. En 2016, le pays est mieux disposé à négocier notamment grâce à une nouvelle Constitution écrite en 1991, et grâce à la population qui décide de reprendre du pouvoir sur cette situation ne voulant plus être au centre d’un conflit qui n’est pas le sien. Les Accords de Paix sont donc signés en 2016 entre l’Etat et les FARC qui sont les principaux guérilleros du conflit.

Les guérillas sont peu à peu démobilisées et le pays entre dans un processus de paix. Depuis le début des années 2010 et aujourd’hui encore, le pays est en pleine construction d’une mémoire collective. L’objectif est multiple : il s’agit de se rappeler du passé pour ne pas qu’il se reproduise, il s’agit aussi de rendre audibles les discours des victimes, de leur rendre justice tout en réintégrant les guérilleros démobilisés à cette société encore meurtrie.

L’Etat prend en charge une grande partie de ce travail mémoriel mais le discours qu’il construit est encore très, trop, homogène, et s’appuie surtout sur le discours de la culture dominante : les discours les plus sollicités sont ceux d’adultes de classe moyenne ou aisée venant souvent des grandes villes du pays. Certaines parties de la population sont encore peu sollicitées pour participer à cette construction de la mémoire historique du conflit armé : c’est par exemple le cas de la populations rurales, des afro-colombiens, des indigènes, des personnes âgées, des enfants, etc. Pourtant, certaines initiatives individuelles ou collectives viennent compléter cette création de la mémoire nationale, avec une volonté d’inclure les voix oubliées, c’est notamment le cas du projet Amapola Cartonera.

Amapola Cartonera est un projet éditorial collaboratif implanté à Bogotá depuis 2012, il s’est donc construit au début de cette période de processus de paix grâce à trois artistes : Carlos Baena Echeverry, Nohra Esperanza Bohorquez et Rodolfo López. Les initiatives de ce projet permettent de compléter ce discours mémoriel en incluant certaines voix oubliées par l’Etat dans la construction de ce discours, en s’adressant à un public large : des enfants, des étudiants, des familles, des adultes, des personnes âgées, dans un but toujours pédagogique.

En général, le discours d’enfants est un discours qui a peu de légitimité, peu de crédit : on estime qu’un enfant est peu capable de penser par lui-même, qu’il construit peu à peu son raisonnement pour pouvoir, dans quelques années, penser comme un adulte. Par cette hiérarchisation, l’enfant est dominé par le monde des adultes, on ne diffuse pas les discours d’enfants car on estime qu’ils ont peu d’importance, trop teintés d’imaginaires et donc considérés comme trop éloignés de la réalité. En revanche, Amapola Cartonera prend le parti de publier ce type de discours qui circule peu. Elle fait un focus sur ce groupe qui, normalement, n’a pas accès à la publication, en revendiquant le pouvoir que l’imaginaire a sur la description d’une réalité qui peut être trop dure si elle est racontée au premier degré. De plus, elle replace l’enfant en situation d’auteur, lui permettant de montrer qu’il a aussi une grande maîtrise de la réalité.

Amapola Cartonera organise régulièrement des ateliers de créations de cartoneras avec des enfants : ils créent ou se réapproprient des histoires, ils fabriquent la couverture et créent les illustrations des pages. Les objectifs pédagogiques sont variés et complets. Au niveau des arts plastiques, les enfants s’approprient différentes techniques comme le collage, la peinture, le découpage, le dessin, le coloriage. Ils apprennent aussi à utiliser différents outils, ainsi que des matériaux recyclés. Au niveau de la rédaction, ils apprennent à développer un imaginaire. Il s’agit d’un moyen d’expression qui permet d’aborder des sujets qui touchent ces enfants, qui leur parlent, ou tout simplement qui leur sont agréable.

Ces qualités de rédactions sont aussi développées dans la méthode du texte libre de Célestin Freinet, l’un des fondateurs de l’Ecole Nouvelle : les enfants rédigent ce qu’ils veulent, et ces textes sont ensuite l’occasion de débats collectifs. Comme c’est le cas pour l’Ecole Nouvelle, ce type d’atelier proposé par Amapola Cartonera est émancipateur car les enfants n’ont pas seulement accès à la culture, ils en sont aussi créateurs. Il s’agit de permettre l’élaboration d’un discours d’enfants, de donner la voix aux enfants sur des sujets qui leur tiennent à cœur.

Il existe aussi des projets qui permettent de faire dialoguer des cultures différentes. Ces dialogues sont intéressants pour montrer l’hétérogénéité de la construction d’un discours mémoriel. Par exemple, des ateliers ont été menés dans une école française de Bogotá. L’objectif étaient alors de créer un discours d’enfants expatriés : des enfants de 8 à 10 ans ont créé des livres pop-art en reprenant des aspects de culture colombienne qu’ils ont mêlé avec certains aspects de la culture et de l’histoire française. Cette initiative montre que Amapola Cartonera ne pose pas de limites à la création de son discours, il n’y a pas de frontières. La maison d’édition n’a pas peur de faire fusionner les culture : c’est le cas avec des enfants de culture européenne, mais aussi avec des enfants de cultures indigènes lors d’autres projets. Chaque enfant est légitime de participer à la construction d’un discours culturel, mémoriel, quelque soit son origine sociale, ethnique géographique (en confrontant le rural et l’urbain). D’ailleurs ce croisement des origines permettra la richesse de ces discours.

Afin d’accentuer l’accessibilité à la culture du livre, Amapola Cartonera fait du lien entre les particuliers et les institutions, entre les associations éducatives et l’école institutionnalisée : elle expose dans des bibliothèques publiques, dans les férias, dans les écoles, dans les espaces publiques, ce qui permet de gagner en visibilité et de permettre à un grand nombre d’enfant de pouvoir connaître cette culture à moindre coût. Il faut d’ailleurs rappeler que le salaire moyen, en Colombie, est de 290€ (soit environ 1 115 000 COP). Or, le prix moyen d’un livre est d’environ 10€ (soit environ 40 000 COP). En comparaison avec le salaire moyen, il semble évident qu’acheter un livre est une pratique culturelle rare en Colombie. Amapola Cartonera vend aussi ses livres de cartons, notamment dans les férias. Le prix n’est pas directement affiché, toutefois, nous pensons que son prix de vente est bien en-dessous du prix de vente moyen d’un livre.

Amapola Cartonera est donc un projet d’édition original qui n’a pas peur de diffuser des discours souvent oubliés : les discours d’enfants, mais aussi les discours de personnes âgés, de cultures trop rarement sollicitées lors d’ateliers poésies, d’autoportraits. L’objectif n’est pas toujours de parler du conflit armé, mais le projet permet de faire comprendre à ces nouveaux acteurs de leur possibilité de s’exprimer sur tous les sujets.

Bibliographie :

Blog Amapola Cartonera http://amapolacartonera.blogspot.com/

Page facebook Amapola Cartonera https://www.facebook.com/amapola.cartonera

RESTREPO Mónica Quintero, « ¿ No leemos porque los libros son costosos ? », El Colombiano, 2016 https://www.elcolombiano.com/cultura/literatura/lea-esto-si-usted-cree-que-los-libros-son-muy-costosos-GM3394118

RODRIGUEZ CUADROS José Dario, « le processus de paix en Colombie », Etudes, n°4210, 2014