Canita Cartonera est une maison d’édition cartonera chilienne qui a vu le jour en 2009, dans la région de Tarapacá, dans le nord du pays.  Ce projet naît de la relation artistique qui unit le Chili et la Bolivie ainsi que de l’influence du projet bolivien mARTadero qui prône l’innovation, la diffusion, la recherche artistique et l’interculturalité. D’autres maisons d’éditions cartoneras, notamment la bolivienne Yerba Mala Cartonera avec qui La Canita est très liée, ont soutenu sa création. Le poète chilien Juan Malebrán Peña (qui fut le premier directeur de ce projet de 2010 à 2013) participe activement au projet mARTadero et est membre du collectif latino américain La Ubre Amarge dont le but est de diffuser et d’échanger autour de la poésie du continent; la maison cartonera Yerba Mala Cartonera l’a publié plusieurs fois. L’engagement de l’artiste a ainsi permis au projet d’acquérir une certaine légitimité aux yeux de tous. 

Jorge Saavedra

L’actuel directeur est Jorge Saavedra, un ancien détenu de la prison de Alto Hospicio, libéré à la fin de sa peine au cours de l’année 2015. Il a été présent et investi dans le projet dès les débuts (il faisait parti du comité éditorial avant de succéder à Juan Malebrán Peña).

Canita Cartonera suit la lignée de la maison cartonera argentine, Eloisa Cartonera. En effet, comme une grande partie des maisons d’éditions cartoneras, un des objectifs est de lutter contre les prix exorbitants des livres vendus en librairie et de rompre avec le canon littéraire imposé par les grandes maisons d’éditions.

Au Chili la TVA (ou Impuesto al Valor Agregado del libro) sur la vente des livres a été relativement élevée (jusqu’à atteindre 19%) et faisait de la lecture un privilège élitiste réservé aux plus aisés. Cette mesure avait été prise en 1977, pendant la dictature militaire d’Augusto Pinochet. Elle a eu comme conséquence l’augmentation du prix du livre et, pour le gouvernement, elle a été un moyen de contrôler la circulation de ces derniers (et en particulier de tout ce qui était considéré comme faisant parti de l’opposition, ce qui était subversif). Plus qu’une question culturelle, l’IVA peut également endosser un aspect symbolique du système (ultra) néolibérale chilien. Dans le pays où tout est privatisé, où l’héritage de la dictature est encore (trop) présent, le monde de l’édition n’est pas une exception. 
En septembre 2019, la possible suppression ou réduction de cette taxe est revenue sur le devant du débat parlementaire. Le coût d’un livre reste tout de même très élevé pour une grande partie de la population. 

Nous l’avons évoqué, une des vocations de cette maison d’édition est de faire face au monopole des multinationales dans le monde de l’édition et de la publication. Canita Cartonera cherche à rendre la littérature accessible à tous et par tous, c’est à dire qu’elle a la volonté de publier des auteurs qui ne rentrent pas dans la norme littéraire officielle, dans le canon littéraire, de par leur statut social. 

En effet, une des particularité de cette maison d’édition réside dans sa ligne éditoriale; selon ses propres mots : “noventa y nueve coma nueve por ciento carcelaria”. Contrairement à d’autres maisons d’éditions cartoneras, Canita Cartonera n’a pas pour but de publier les textes de ses fondateurs, ni de rééditer des auteurs connus et/ou reconnus. C’est une proposition éditoriale alternative de visibilisation et de diffusion de la création littéraire réalisées par une vingtaine de détenus de la prison de haute sécurité de Alto Hospicio. Il n’y a pas d’informations précises sur les détenus, sur le choix de la prison et/ou des détenus qui participent au projet, ce qui est mis en avant, ce sont la créativité artistique, la poésie et les pensées des prisonniers.

Ainsi, ces derniers ne rentrent pas dans le canon littéraire diffusé largement par les grandes maisons d’éditions du pays. En effet, leur statut de détenus les dépossède de toute crédibilité. La littérature, et plus précisément dans ce cas la poésie, offre aux détenus la possibilité de créer, et de se créer, de nouveaux imaginaires; elle devient un outil qui peut les aider dans leur propre développement personnel et dans le développement collectif. De plus, ils peuvent s’exprimer sur la société, et particulièrement ce qui les entoure, et ainsi ne plus s’en sentir exclu (ou en tout cas, pas totalement). Bon nombre de prisonniers ne peuvent plus exercer leur droit de vote après leur condamnation, pendant leur enfermement. Pour ceux qui possèdent encore ce droit, peu de choses sont mises en place pour qu’ils puissent réellement l’appliquer. L’écriture leur permet ainsi d’exprimer ce qu’ils ressentent et de faire partie de la réalité et de cette société dont ils pouvaient avoir l’impression d’avoir été mis à l’écart. Canita Cartonera leur donne une légitimité culturelle, un capital symbolique. C’est un projet qui veut faire de la littérature et de la création artistique un acte quotidien pour les détenus, pour qu’ainsi l’écriture ne se résume pas à un journal ou un carnet intime. L’art est mis au service de la réinsertion.

La noche

Paz absoluta
miles de pensamientos pasan por mi mente 
malos recuerdos, vacíos y lo vivido en el día 
Fumo un cigarrillo, la penumbra de mi habitación 
sólo me hace ver mi vida pasada. 
Me siento solo y descanso, me desahogo 
recobro fuerzas para el día siguiente 
para levantarme y vivir un nuevo día. 

Naldir Mejia

antología « Ideas Ruidosas »

Ce projet nous incite également à nous questionner sur la place des prisons et sur les conditions de détention dans le pays. En effet, selon les informations de l’association Prison Insider, le Chili aurait un des taux d’homicides perpétrés à l’intérieur des prisons les plus élevés d’Amérique latine (devant le Salvador, le Brésil et la Colombie). Plusieurs articles et organisations (comme l’INDH, Instituto Nacional de Derechos Humanos) dénoncent le surpeuplement, le manque d’eau potable et de nourriture, les mauvaises conditions d’hygiène ou encore le temps d’enfermement au quotidien. 

De plus, à la différence d’autres maisons éditoriales cartoneras qui ne reçoivent pas d’aide de l’Etat, Canita Cartonera a reçu des financements de la part du programme gouvernemental “Acceso Regional del Consejo de la Cultura y las Artes” de la région de Tarapacá; cela lui a permis de se développer et de mener à bien les différents ateliers au sein de la prison. Nous pouvons évidemment nous poser la question de l’impact de ces financements sur le contenu des anthologies. En effet, en donnant des subventions pour un tel projet, l’Etat donne une visibilité à ces détenus et parallèlement, interroge sur leur “liberté” à exprimer sans détours ce qu’ils ressentent et ce qu’ils vivent. Le but du projet n’est cependant pas de dénoncer les conditions de détention chiliennes, mais d’initier des détenus à l’art, à la poésie. De plus, l’appui du gouvernement a certainement dû faciliter la mise en place des ateliers dans les prisons. La Canita a mis toutes les chances de son côté pour mener son projet à bien. 

Canita Cartonera propose trois recueils de poésie (ou anthologies) : « Ideas Ruidosas » le premier recueil à voir le jour en 2010, intégralement téléchargeable sur le site internet; « Pensamiento (en) concreto », deuxième anthologie poétique; « Insomnia », réalisé en collaboration avec Babel Cartonera une maison d’édition qui se consacre à la traduction française de littérature latino américaine et qui a permis au recueil d’être édité en version bilingue. Quelques fanzines (intitulés “Una fisura en la muralla”) ont également été créé entre 2009 et 2010, ils sont accessibles en ligne. 

Certains thèmes sont récurrents parmi les nombreux poèmes. La solitude, la nuit, les rêves, l’amour, la liberté sont autant de sujets que l’on peut retrouver dans ces textes. Certains sont adressés à un destinataires précis, d’autres, plus intimes, parlent des envies, des peurs, des souvenirs de l’écrivain-lui même. Les détenus de la prison se dévoilent grâce à l’écriture.

Un documentaire, disponible sur le site internet, relate la première étape éditoriale du projet, c’est à dire, les ateliers littéraires et graphiques. En effet, il a d’abord fallu apprendre à écrire de la poésie, à créer des fanzines, des livres cartoneros. Cette étape a été cruciale et a déterminé tout le reste du projet. Ce documentaire, ainsi que les autres vidéos disponibles sur le site nous permettent de découvrir “l’envers du décor” de la création littéraire et d’entendre les impressions, les ressentis des détenus. Mais cette stratégie de diffusion donne surtout à La Canita la possibilité d’être visible sur internet et ainsi de promouvoir son projet au plus grand nombre.
Tout le travail élaboré par Canita Cartonera, et également tout ce qui est présent sur le site internet, est présenté sous la licence du copyleft.

Lecture d’un poème du recueil « Insomnia » par Jorge Saavedra

Bibliographie :

Blog Canita Cartonera : https://canitacartonera.wordpress.com/

Site Prison Insider : https://www.prison-insider.com/

Site de l’ INDH : https://www.indh.cl/

Sur l’IVA : https://radio.uchile.cl/2016/06/06/chile-obligado-a-disminuir- iva-a-los-libros/

Gaudichaud, Franck, Godoy Hidalgo, María Cosette, Miranda-Pérez, Fabiola, “Chili actuel, à l’ombre du néolibéralisme. Eléments d’introduction”, 2015, Nuevo Mundo, Mundos Nuevos,  [consulté en ligne le 15 octobre 2019].