La Maestra Cartonera est un projet qui naît à Bogotá, capitale de la Colombie, le 1er janvier 2010. Cette maison d’édition cartonera est l’initiative de l’enseignante du collège Policarpa Salavarrieta Paola Andrea Flórez. Sa devise est : “La escuela pública como espacio de criatividades” (l’école publique comme espace de créativité – traduction libre). Il s’agit en effet d’inviter les élèves dans le monde du livre à travers les procédés artisanaux de la reliure, l’illustration, l’écriture, la fabrication de papier et d’autres aspects de la vie des livres.
Le collège Policarpa accueille de nombreux.ses élèves provennant de familles défavorisées dans lesquelles la lecture n’est pas une habitude récréative. Lire est en effet un goût, une habitude liée à la classes sociales. Il faut d’ailleurs rappeler que le salaire moyen, en Colombie, est de 290€ (soit environ 1 115 000 COP). Or, le prix moyen d’un livre neuf est d’environ 10€ (soit environ 40 000 COP) : c’est un produit cher.
Le graphique ci-dessous reporte les habitudes de lecture des jeunes entre cinq et onze ans, en 2012. Plus de la moitié attestent lire une fois par semaine ou moins
Le projet éducatif de la Maestra Cartonera est de rapprocher l’univers des livres, de l’écriture, aux enfants en promouvant leur propre sensibilité, langages et représentations. En ne faisant pas référence à un capital culturel symbolique dicté par les classes hautes (qui exclut les classes les plus basses de la culture littéraire) mais au quotidien, à l’intime, à l’histoire personnelle. Ainsi, le livre redevient un objet d’inclusion, de partage et de plaisir, tant pour les enfants que pour leurs parents. En effet, ceux ci sont invités aux marchés de livres cartoneros produits par le collège, où ils sont invités à découvrir le travail réalisé par leur progéniture et ont la possibilité d’en acquérir à bas prix.
Le nom du projet, “La Maestra Cartonera” n’est pas anodin en Colombie, à l’époque où de nombreux professeurs sont assassinés par les paramilitaires (d’après les sources officielles, en 2019, on recense 250 assassinats sur le territoire colombien). En effet, ces groupes armés de droite menacent des “leaders sociaux”, c’est à dire défenseurs.euses des droits humains, activistes, travailleurs sociaux, professeurs.es qui oeuvre pour plus d’égalité sociale… Ce projet éditorial affirme dès son nom le rôle progressiste de l’éducation, qui se doit d’être inclusive et valorisant les savoirs de toute la population, y compris les classes les moins aisées.
Pour mieux comprendre la ligne éditoriale de La Maestra Cartonera, nous pouvons présenter certains ouvrages significatifs.
“Los sin techos” (les sans toits) est une compilation de nouvelles dont les auteurs.ice sont les enfants eux mêmes, qui décrivent et résolvent les mystères du centre ville de la capitale. Pour cela, de nombreuses sorties ont été organisées afin qu’ils.elles puissent parcourir le territoire et nourrir leur inspiration. Il s’agit de promouvoir l’invention à partir du quotidien, valoriser et donner une forme aboutie au monde imaginaire des enfants afin d’explorer les manières dont celui ci s’imbrique avec la réalité. D’autre part, dans les villes la logique de quartiers distincts est très prégnante et significative des inégalités sociales. Inciter les jeunes à s’approprier de leur ville est un thème politique.
“Corazon roto” (coeur brisé) est l’autobiographie de Mélodie Rodriguez, 13 ans. Afin d’éditer son histoire, la classe devient un en véritables atelier cartonero. L’organisation et le travail d’équipe, la répartition des tâches font également partie des enseignements de la Maestra Cartonera. Une après midi de lecture autour de l’oeuvre lancement en présence des parents de l’autrice.
Le livre « Preguntario » de Jairo Aníbal Niño, écrivain colombien de littérature infantile, a été édité en caractère braille. “Fermez les yeux, ceci sont les lettres de l’obscurité”. Outre la consolidation de leurs techniques éditoriales, cette édition permet d’aborder les thèmes de l’altérité et du handicap.
Enfin, La llegada a la paz est un ouvrage de création collective pour la réflection communautaire. Situé dans le centre de Bogota, le collège Policarpa partage son espace avec le Musée National, auquel appartiennent les terrains. Le musée demande depuis plusieurs années une relocalisation du collège afin de pouvoir exposer l’intégralité de ses collections. Après des années de refus de la directrice de l’établissement, le collège et la mairie sont arrivés à un accord pour construire le collège dans le quartier de La Paz. La Maestra Cartonera lance un livre “La llegada a la Paz” (L’arrivée à la Paix) dans lequel les élèves ainsi que les professeur.es projettent un collège idéal, et proposent des infrastructures. Le livre cartonero représente dans ce cas un outil de consultation et de propositions citoyennes des usagers du collège. Il faut rappeler que la Colombie est un pays où le détournement d’argent public est courant, notamment lorsqu’il s’agit de chantiers.
Un cycle de conférences et de débats auxquels les autorités publiques ont été conviées ont accompagné le lancement du livre “La llegada a la Paz”. Nous pouvons parler d’un outil de démocratie participative dans la mesure où la création de cette édition implique un questionnement et une logique de choix, d’implication dans ce processus de changement. De la même manière, elle démontre aux pouvoirs publics un intérêt citoyen sur la question des infrastructures, notamment lorsque celles ci sont vecteur de pédagogie (notamment dans le domaine botanique).
Paola Flores (la maestra) remporte en 2019 la seconde place du prix national des enseignants (Prix BBVA). Le prix implique un voyage en Europe pour tisser des liens avec d’autres maisons d’édition cartoneras. Nous remarquons par ailleurs que sa page facebook relaye les activités et des initiatives de Cartoneras partout dans le monde : il s’agit d’une constellation d’inspiration.
Ce projet éditorial nous démontre que l’éducation est aussi une question d’autonomisation : pour faire naître l’intérêt de la lecture, la stratégie ici adoptée est d’inclure les élèves dans l’aspect de la création. La modalité d’atelier permet aux jeunes d’explorer leur créativité et de la valoriser l’artisanat. Le livre est un objet qui nous appartient, et qu’il convient de réinventer.
Références :
https://www.facebook.com/lamaestracartonera/
www.instagram.com/lamaestracartonera/
Sources bibliographiques :
Habitudes de lecture chez les enfants
Assassinats de leaders sociaux en 2019
Prix des enseignants BBVA
https://www.premio-nacional-al-docente-bbva.com.co/ganadores
Ce billet m’a particulièrement intéressé car il est complètement en lien avec mon travail. En effet, les initiatives cartoneras parviennent facilement à créer des relations avec l’école publique, elles sont des manières privilégiées de valoriser les discours d’enfants concernant une multitude de sujets, et notamment le processus de paix dans lequel se trouve aujourd’hui la Colombie.
Il est plus facile d’aborder ce sujet dans les grandes villes colombiennes comme Bogotá, car le sujet est moins tabou que dans les milieux ruraux où la population a fortement souffert du conflit armé, d’autant plus que certaines familles ont parfois directement participé à des mouvements guérilleros. Dans les milieux ruraux, le sujet est trop sensible car il peut encore opposer les familles. Mais dans les grandes villes, les enseignant-es ont moins de difficultés à aborder le sujet. Si certains ont été directement touchés par le conflit armé, notamment par la violence exercée par les paramilitaires, aujourd’hui, la prise de parole est tout de même possible et les discours se multiplient. Il faut toutefois signaler que le conflit armé et le processus de paix ne font pas partie du programme scolaire, et si les enseignant-es en parlent avec leurs élèves, ce n’est que sur des temps informels. Nous voyons donc la nécessité des projets comme La Maestra Cartonera pour inciter les enseignant-es à aborder ce sujet.
Comme tu le signales, Alice, dans ce billet, l’école publique prend à cœur son devoir d’intégration des différentes cultures, permettant ainsi à chacun de participer à l’écriture de livres. La Colombie est comme la plupart des pays du monde, particulièrement touchée par l’incidence du capital culturel symbolique sur les pratiques culturelles, d’autant plus que le coût des livres est très élevé. Ce projet de cartoneras permet de rétablir le droit pour chacun de profiter de la culture et d’y avoir accès.
Dans ce cadre, l’enfant n’a pas seulement un meilleur accès à la culture, il est aussi directement créateur de culture, ce qui permet de lui ouvrir de nouveaux horizons concernant ses pratiques culturelles futures, et de l’émanciper culturellement. Ce projet cesse de le considérer comme être ignorant, l’enfant devient alors un élément central, doué de raison, dans la création de la culture, et dans le processus de paix.