Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

La Sofía Cartonera : de la rue à l’université, la faculté qui désacralise le livre.

Une maison d’édition cartonera et universitaire

Née en 2012, la maison d’édition La Sofía Cartonera est un projet littéraire fondé par la faculté de philosophie et sciences humaines à l’Université de Cordoue en Argentine ( Facultad de Filosofía y Humanidades -Universidad Nacional de Córdoba.) « Programme d’extension universitaire », cette maison se place comme la seule édition Cartonera qui ait vu le jour au sein d’une université et qui soit financièrement autonome. 

Coordonnée par l’enseignante et chercheuse Cecilia Pacella, La Sofía Cartonera, a perçu dans la démarche de l’édition pionnière Eloísa Cartonera un moyen de rassembler des intérêts collectifs, coopératifs et communautaires à caractère culturel et à fonction sociale. En effet, en 2011, Washington Cucurto, le fondateur d’Eloísa Cartonera participa à un congrès instauré par l’université…très rapidement un dialogue s’est installé entre l’éditeur et les étudiants.

Dès lors, l’esprit de la première maison d’édition servie de base à la création de La Sofía Cartonera. C’est un projet qui souhaite connecter la faculté avec la société grâce à la littérature. Toutefois, ce lien est parfois entravé par la vision sociale de l’université perçue comme une entité étrangère. L’objectif de cette édition est donc de développer des livres et des projets qui soient la passerelle entre la société et le monde universitaire. De la sorte, des étudiants, des diplômés et des enseignants issus d’unités académiques diverses s’engagent dans le développement de La Sofía Cartonera et dans la construction de liens entre l’université et les différents acteurs sociaux.

Les livres de cartons qui y sont produits sont entièrement faits à la main. C’est un artisanat qui souhaite profaner le livre en tant qu’objet sacré tout en élargissant les possibilités de diffusion de la littérature jeune et marginale. Ainsi, La Sofía Cartonera redynamise les pratiques universitaires et intellectuelles en tenant compte du fait que celles-ci sont produites dans le cadre de certaines politiques économiques, sociales et académiques. 

La maison d’édition anime et génère des espaces partagés où différentes personnes et institutions se rencontrent et dialoguent sur leurs expériences avec la littérature. Le programme universitaire organise des ateliers dans les écoles, les prisons, les associations civiles et autres lieux où le livre est considéré comme inaccessible. Dans le cadre de ce programme, des projets sont également envisagés pour d’autres facultés, une diversité et des ambitions plurielles qui ont permis la création d’un catalogue fourni, engagé et varié. 

Catalogue et stratégie éditoriale

Depuis 2012, dans les couloirs et les salles de classe de l’université, les étudiants et professeurs travaillent sur l’édition de livres animés par la proposition de Washington Cucurto (qui s’est rendu plusieurs fois à Cordoue et a contribué au développement de la maison d’édition.) 

Actuellement, La Sofía Cartonera compte a son actif la parution d’une centaine de livres de carton. Sa politique éditoriale privilégie les œuvres de jeunes auteurs latino-américains, toutefois elle publie aussi des classiques comme les œuvres d’Edgar Allan Poe ou Catulle. Son intention est de diffuser d’égal à égal les auteurs et les genres afin de placer dans un même espace matériel et symbolique la littérature jeune et émergente avec des œuvres reconnues. L’éditeur a fait ses premiers pas avec les collections : Narrativa, Poesía e Infanto-juvenil .

Au fil du temps, d’autres collections sont nées rassemblant des œuvres de divers auteurs latino-américains (argentins, péruviens, chiliens, cubains, brésiliens et boliviens.) Aujourd’hui, nous retrouvons également la Serie Carton Pintado destinée à un public adolescent et la Colección Discursos comprenant des essais et des écrits collectifs présentés et élaborés dans le cadre des divers projets sociaux. La première publication de cette collection a vu le jour lors d’un atelier organisé par l’association Mujeres Meretrices de Argentina (AMMAR.)  Intitulée Sexo y Trabajo, les textes de l’ouvrage visibilisent les problématiques liées aux débats sur les travailleuses du sexe en Argentine.

La Sofía Cartonera se positionne comme une maison d’édition universitaire et communautaire engagée dans la construction d’un espace de négociation et de solidarité. Ses réseaux favorisent l’échange humain et culturel créant ainsi un véritable lien entre l’éditeur et le lecteur. De la sorte, la maison d’édition propose un catalogue qui vise à démocratiser l’accès à la littérature et à diffuser des œuvres « minoritaires » en privilégiant les productions régionales.  

El diccionario sin coronita : La Sofía Cartonera donne la voix aux Argentins

La stratégie éditoriale d’universalisation de La Sofía Cartonera peut être illustrée grâce à l’œuvre collaborative : El diccionario sin coronita. De fait, El diccionario sin corronita est un projet invitant la communauté argentine à se joindre à l’élaboration d’un glossaire des mots exclus du lexique proposé par l’Académie Royale Espagnole (RAE). Avec un titre ludique et anti-monarchique évoquant la royauté espagnole, le dictionnaire sans couronne est un ouvrage qui cherche à briser la subordination de la souveraineté linguistique. 

Il s’agit d’une initiative proposée par un groupe d’enseignants et d’étudiants indignés par le VIII Congrès international de la langue espagnole organisé en mars 2019 par la RAE et l’Institut Cervantès à Cordoue. Dès lors, la faculté organisa en parallèle la première rencontre internationale des droits linguistiques. Dans le cadre cette rencontre – conçue comme un contre-congrès – un débat beaucoup plus large et profond a été encouragé, toujours dans une perspective latino-américaniste, pluraliste et inclusive. On constate alors que les vestiges du pouvoir colonial se manifestent à ce jour à travers la persistante tentative d’imposer un «usage correct» de la langue via des académies. Par conséquent, le Contre-Congrès réfléchit sur la création de nouveaux outils afin d’impulser l’émancipation linguistique. Ainsi, paru en 2019 la première édition du  Diccionario sin coronita , dont le nom, soigneusement choisi, cherche précisément à être le contrepied du dictionnaire de la RAE.

Face aux structures qui maintiennent l’hégémonie (culturelle) La Sofía Cartonera pose un regard critique dénonçant ici la dépossession linguistique sur le territoire latino-américain. Comme en témoigne Cecilia Pacedella dans le préambule du livre : 

 No somos dueños de nuestra lengua, de que como comunidad carecemos de soberanía lingüística y de que seguimos siendo considerados ciudadanos de segunda en una lengua que les pertenece a otros y que casi casi usamos de prestado. Si, tal como reconocen los especialistas, el 90 % de los hablantes del español vivimos en Latinoamérica, creemos que no podemos seguir siendo “casos”, “usos particulares”, “americanismos”, “errores”; y también creemos que, el menos de 10 % de hablantes que vive en España, no puede seguir sosteniendo cuál es el uso correcto.

Préambule du diccionario sin coronita, la sofía cartonera, 2019, p.3.

L’appel a projet pour la création du dictionnaire a été lancé à partir du site Web de la Faculté de philosophie devenant progressivement viral sur les réseaux sociaux. De la sorte, tous les participants pouvaient remplir un formulaire afin d’inclure leur mot choisi (en indiquant sa nature grammaticale, le décrire et ajouter des modes d’utilisation, des usages préférentiels ou une étymologie.) 

Campagne d’appel à l’élaboration du dictionnaire – page Facebook de la Sofía Cartonera

Ce qui donne un caractère unique à ce livre est qui n’a pas été écrit par un groupe d‘«élus» universitaires ou politiques, mais par des voix singulières donnant naissance à un ouvrage collectif. Ainsi, après le succès de la première édition en 2019, un second dictionnaire parut en 2020. 

Ce dictionnaire rend hommage à la mutabilité des systèmes d’expression. Il revendique le « cordobés » et toutes les variantes possibles de l’espagnol qui ne sont pas reconnues par la RAE. L’ouvrage couronne les formes populaires du langage en se libérant des institutions régulatrices et normalisatrices. Il favorise la recherche d’une identité propre, où se reflète la diversité des langues et des citoyens.

El Diccionario sin coronita cherche fondamentalement à créer une prise de conscience sur le caractère unique de la langue. Il propose à tous de contester les significations, de lutter contre l’homogénéisation et de déconstruire la souveraineté linguistique. De par sa construction collective, il parvient à refléter la manière dont tous nous communiquons en rendant compte que les langues ne sont  pas neutres, elles reflètent la société dont nous faisons partie, où les valeurs de certains (classe, race,sexe) ne sont pas les valeurs de tous.

Exemple de définition proposé par El Diccionario Sin Coronita p.11

Bibliographie

Cecilia Albert, Viriginia Cagnolo, Lucrecia Viotti et Sofía Vittorelli,  » La Sofía Cartonera de cuando el cartón se volvió libro. Historias de mujeres »dans Etcétera. Revista del Área de Ciencias Sociales del CIFFyH, Córdoba, 2018.

Viviana Barrionuevo, « Reseña Diccionario Sin Corronita » dans E+E : Estudios de Extensión en Humanidades, vol 7, nº 9, 2020, p. 96-99.

Analia Gerbaudo, « De los campos literario y editorial a los campos universitario y científico » dans Las editoriales cartoneras en América Latine (2003-2019). Una nano-intervención en la construcción de la World Literature, Santa Fe- Universidad Nacional del Litoral, 2020, p.268- 269.

Cecilia Pacella, « La Sofía cartonera. Una experiencia de edición y
extensión en la universidad pública » dans Nano− intervenciones con la literatura y otras formas del arte, Santa Fe: Universidad Nacional del Litoral, 2017, p.203-217.

Sitiographie :

Site de la Sofía Cartonera : https://ffyh.unc.edu.ar/lasofiacartonera/

Facebook de la Sofía Cartonera : https://www.facebook.com/pg/La-Sofia-Cartonera-130766900803290/photos/

Compte youtube de l’université : https://www.youtube.com/watch?v=ISxvXdsUXvQ&ab_channel=FacultaddeFilosof%C3%ADayHumanidades-UNC

Diccionario Sin Corronita : https://ffyh.unc.edu.ar/noticias/03/2020/nueva-edicion-del-diccionario-sin-coronita/

1 Comment

  1. jazmins

    Ton billet m’a beaucoup attirée, car en lisant le nom du projet cartonera j’ai été curieuse d’en savoir plus sur la naissance de ce type de projets dans le monde universitaire. Je pense que c’est une initiative très importante pour la société car comme tu l’as expliqué, généralement l’université est vue comme un milieu inaccessible, privilégié et incompatible avec d’autres secteurs. Cette idée erronée est transmis de génération en génération, et il y a donc seulement des liens très ponctuels. Le fait que s’organisent des ateliers dans des associations civiles et prisons raccourcit cette passerelle, comme tu as dit, et inclut des personnes qui sont parfois complètement oubliées. Je trouve également très enrichissant que la maison éditoriale incorpore d’autres facultés, car si déjà l’université en tant qu’institution est distanciée des acteurs sociaux, je pense que les sciences dures sont encore moins accessibles que les sciences humaines. En tant que vénézuélienne, je me mets à réfléchir sur l’impact d’une initiative comme La Sofía Cartonera dans mon pays et je suis convaincue que cela pourrait être très utile au sein de l’université puisque au vu de la forte crise économique la plupart de librairies et bibliothèques ne reçoivent pas de nouveaux exemplaires et les étudiants n’ont plus les moyens pour se permettre d’acheter des ouvrages voire les photocopier. Je pense qu’à une petite échelle, des étudiants pourraient bénéficier d’avoir du matériel en physique en fonction de la matière semestre à semestre. Cette accessibilité serait précieuse dans un pays où la pénurie de papier et d’encre d’imprimante est à l’ordre du jour. Enfin, j’ai aussi été fascinée par le Diccionairo sin coronita en tant que production antihégémonique visant l’inclusion et la diffusion de la diversité de l’espagnol dans toutes ses variétés. Ayant grandi avec le reflexe de chercher une signification dans le DRAE, je suis enthousiaste à l’idée d’avoir un dictionnaire complémentaire et collectif qui répertoire au jour le jour les usages de l’espagnol. Je te remercie de nous avoir fait connaitre ce projet original qui pourrait être le semis d’une idée significative dans des pays avec moins d’accès à des publications classiques.

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