Le Mexique est un des pays qui compte la plus riche diversité linguistique des Amériques avec 68 langues indigènes encore parlées. Pourtant, certaines langues sont en voie de disparition en raison d’un contact inégal entre la société hispanophone et les sociétés indigènes. Malgré le grand nombre de locuteurs, qui avoisine les 13% de la population totale du pays, l’imposition de l’espagnol à partir de la Conquête a réussi à marginaliser ces langues d’origine.
Face à ce constat et dans un souci de visibilisation, Gabriela Badillo imagine le blog 68 voces – 68 corazones, une véritable anthologie numérique où sont publiés des mini-contes indigènes mexicains, animés et racontés dans leurs langues maternelle.
« Nadie puede amar lo que no conoce »
GABRIELA BADILLO
Elle souhaite retranscrire en vidéo et depuis l’oralité, la cosmologie et les réalités qui demeurent au cœur des différentes cultures et des 68 voix indigènes présentes au Mexique pour qu’elles soient reconnues et qu’elles ne tombent pas dans l’oubli.
Dans une interview, elle dit : «Ser méxicano es ser conciente y ser sensible a la diversidad que somos».
Sara G. a publié un billet en mars 2019 intitulé « Sesenta y ocho voces, Sesenta y ocho corazones : une initiative de revalorisation de la culture indigène » dans lequel elle explique l’origine du projet ainsi que les relations entre l’État mexicain et les populations indigènes. Nous vous invitons vivement à le consulter en amont pour comprendre les enjeux qui ont motivé ce projet. Quand elle l’a publié, le site recensait vingt contes. Deux ans plus tard, le site comptabilise 36 contes, soit 16 de plus et les 3 contes en cours de production ont depuis été publiés.
De la tradition orale au format vidéo
Les contes font partie d’un capital commun reçu par les ancêtres et ont une forte résonnance dans la littérature orale; grande tradition pour les peuples indigènes. En y recourant, ils dépeignent la cosmologie indigène et sont donc une porte ouverte pour découvrir la vision du monde d’un peuple. 68 voces 68 corazones est un projet littéraire collaboratif qui vise à la mémoire collective. Chaque vidéo publiée dure une à deux minutes maximum, et propose une réinterprétation d’une culture indigène avec un design et une animation contemporaine unique. Nous pouvons par exemple découvrir l’origine du monde telle que la raconte la communauté Otomí :
« Desde el inicio del proyecto busqué que hiciéramos una reinterpretación contemporánea de cada una de las culturas y no caer en los estereotipos del indígena mexicano que se tienen dentro y fuera de México.«
Gabriela badillo
Cette plateforme devient un outil visant à favoriser le respect envers les peuples des origines et envers l’utilisation des langues indigènes au sein des communautés et au sein de la population en général, permettant ainsi de lutter contre la discrimination. Ces vidéos deviennent un espace dans lequel ces communautés, bien souvent discriminées et réduites au silence, ont le droit de prendre la parole et d’élever leur voix.
La navigation numérique est très intéressante puisqu’elle permet d’élargir l’univers narratif et de rompre avec le format littéraire conventionnel et les formes d’écriture bilingue canonique. À la fois novatrices et transgressives, ces vidéos constituent un tournant visuel dans la littérature en la rendant beaucoup plus attractive.
Le processus de création
« Pudimos acercarnos a las comunidades para que no fuera sólo un proyecto generado desde fuera para la comunidad, sino hecho con la comunidad, un proyecto conjunto. […] Invitamos a los niños a dibujar la historia para que también sean parte y se apropien de su cultura, de sus historias, y para fomentar lazos entre abuelos o adultos mayores y los niños, y la tradición oral.«
Gabriela Badillo
Travailler avec les communautés et non pas seulement pour les communautés indigènes était selon Gabriela Badillo nécessaire pour préserver les langues et les cultures. Un point d’honneur est accordé au respect des cultures représentées. C’est pour cela qu’aujourd’hui, des promoteurs des langues indigènes interviennent au sein des communautés afin de travailler en étroite collaboration avec elles.
La narration se fonde sur une mythologie, une tradition ou une histoire racontée par une ou deux personnes âgées indigènes. Pendant ce temps, les petits enfants sont invités à dessiner ce qu’ils entendent. Ensuite, des illustrateurs mexicains – différents pour chaque conte – réinterprètent leurs dessins en harmonie avec le type d’art et les symboles propres à la communauté pour générer les contes. Ils s’accompagnent ensuite d’une animation, d’une musique et d’un sous-titrage.
L’objectif n’est pas de se contenter de recompiler des contes dans différentes langues pour les immortaliser et donc de devenir un patrimoine statique, mais de déclencher une prise de conscience et de générer des actions à l’intérieur et à l’extérieur des communautés. Il y a donc à la fois un enjeu de visibilité et de faire entendre une parole. Cependant, le blog présente les langues de manière accumulative sans prendre le temps de présenter chaque communauté. Si les contes peuvent devenir des outils pédagogiques, il n’y a pas de distinction entre les langues revitalisées par des programmes d’enseignement bilingue et les autres.
Les partenaires
68 voces 68 corazones est un projet à but non-lucratif et ouvert au public via son site web, qui a vu le jour pour la première fois en 2013 à l’initiative de Grabriela Badillo. Elle nécessitait des fonds pour concrétiser son idée, elle a donc inscrit le projet au concours du Conseil National de la Culture et des Arts (CONACULTA) qui a pu lui fournir des ressources pour commencer à le développer. Grâce à cela, elle a pu créer Hola Combo, un studio de design et d’animation spécialisé dans le développement de projets à vocation sociale. Elle a tout d’abord produit les 7 premiers contes dont le rapide succès a permis d’obtenir le soutien de l’Institut national des langues autochtones (INALI) et Canal Once qui sont devenus deux grands alliés pour poursuivre la série. Canal Once est une chaîne de télévision éducative mexicaine qui a commencé à diffuser la série le 1er juin 2016 et qui les a soutenus dans la production et la diffusion des contes. L’INALI a permis de mettre les porteurs du projet en relation avec les communautés indigènes. Au fil du temps, d’autres organismes officiels et privés sont venus soutenir le projet comme l’Institut national des peuples indigènes (INPI), Ruta Maya Coffee et Mast de Salt Lake City Film Society.
Le projet est porté essentiellement par des femmes, pour découvrir l’ensemble de l’équipe : https://holacombo.com/copy-of-huichol-el-primer-amanecer
À l’origine, 68 voces 68 corazones portait ce nom pour honorer la richesse linguistique du Mexique, mais elle n’a jamais imaginé qu’elle pourrait un jour produire une histoire dans chacune de ces voix. C’est pourquoi elle en a choisi sept qu’elle considérait comme représentatives de la diversité linguistique du Mexique. Il est difficile de savoir quand l’ensemble des langues apparaîtront sur le blog car leur production dépend du budget. Les contes en langues akateco, kumiai et popoloca ont pu être produits grâce à un appel au don sur le site Kickstarter et auquel 279 contributeurs ont participés.
5% de l’argent reçu est destiné à la commission de Kickstarter, 5% au traitement des paiements, 15% aux récompenses et aux taxes et enfin 75% à la pré-production, la production et la post-production.
Aujourd’hui, 5 contes sont en cours de production et 27 restent à produire.
La réception du projet
Avec plus de 13 ans d’expérience, le travail de Gabriela Badillo a été reconnu dans plusieurs publications dont le New York Festival, Promax et Mexican Film Academy. Les contes ont été projetés dans plus de 15 pays et dans plus de 60 festivals nationaux et internationaux.
La série a par ailleurs été la première série mexicaine sélectionnée au festival d’animation d’Annecy en 2017 pour le conte El viento.
Bibliographie
· Site web de 68 voces 68 corazones : https://68voces.mx/projects
· Site web de Hola Combo : https://holacombo.com/copy-of-contenido-social
· Site web de Noticias ONU : https://news.un.org/es/story/2019/12/1466191
· Site web de l’ambassade du Mexique :
· Page Instagram de 68 voces 68 corazones : https://www.instagram.com/68voces/
· Interview de Gabriela Badillo par local.mex: https://www.youtube.com/watch?v=5AZNkMWutbQ
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