Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

Sesenta y ocho voces, Sesenta y ocho corazones : une initiative de revalorisation de la culture indigène

 

Illustration de 68 voces

Au Mexique, les populations autochtones représentent environ 12, 4 millions de personnes, soit près de 13 % de la population totale du pays. À l’instar de leurs origines, les langues autochtones sont multiples, regroupant un ensemble de 68 langues différentes, dont découlent 368 variantes répertoriées dans 11 familles linguistiques. Mais si aujourd’hui cette multiculturalité ne fait aucun doute, plus de la moitié des langues autochtones sont pourtant menacées de s’éteindre, en état d’extinction accélérée.

C’est donc dans un souci de visibilisation et de revalorisation de la culture indigène au Mexique que Gabriela Badillo proposa en 2013 l’initiative Sesenta y ocho voces, Sesenta y ocho corazones. Son projet, basé sur une série de mini contes, reprend en vidéo certains mythes et traditions orales provenant de diverses cultures indigènes, narrés dans leur langue originale et sous-titrés en espagnol. L’objectif recherché de ces contes est alors de :

« susciter la fierté d’être soi même membre d’une communauté indigène, remplie de richesse culturelle et de traditions, tout en encourageant le respect envers toutes ces communautés et toutes ces cultures auprès de la population en général et pouvoir apporter sa pierre à l’édifice pour tenter de réduire la discrimination » [Nous traduisons].

Gabriela Badillo

Dans le cadre d’un travail de mémoire et au regard du manque de reconnaissance récurrent auquel les populations indigènes ont dû faire face au fil du temps, le but est de retranscrire depuis l’oralité, les multiples réalités et cosmovisions indigènes afin que celles-ci ne tombent pas dans l’oubli.

 

Relations entre État mexicain et populations autochtones

Historiquement, la reconnaissance quasi inexistante de ces peuples est un élément incontournable pour expliquer la perte croissante de certains aspects de leurs cultures. En effet, une fois affranchi du joug espagnol le 27 septembre 1821, le Mexique devenu indépendant, s’impliquera dans la construction d’un État-nation, revendiquant une seule et unique identité, comme symbole de cette nouvelle unité.

Illustration de 68 voces

La nouvelle constitution du Mexique tendra alors à assimiler les cultures minoritaires à celle du référent dominant. Dès lors, la politique menée ne cessera de bafouer les droits des peuples autochtones, tant d’un point de vue culturel que juridique. Toutefois, face à l’agitation politique du pays, incarnée notamment par le mouvement révolutionnaire zapatiste, une nouvelle constitution sera rédigée en 1917, reconnaissanindirectement la présence des communautés indigènes et le droit dont ils bénéficient quant à leurs terres ancestrales. Cependant, malgré l’évocation de ce thème, l’indigénisme continuera d’être perçu par le gouvernement mexicain comme problématique pour la culture dominante, dont la volonté est de faire perdre aux populations autochtones leur spécificité culturelle et historique.

Émergence des luttes indigènes au Mexique

Si, au fil du temps, le gouvernement a laissé sous-entendre l’idée selon laquelle les peuples autochtones étaient inaptes à se gouverner seul, manquant de raison et de logique pour décider eux-mêmes de leur propre destin, ces derniers prouveront qu’ils en ont largement les capacités.

Illustration de 68 voces

En effet, face à l’oppression de l’État, tant politique que sociale, les peuples indigènes décideront de s’unir pour faire enfin valoir leurs droits. Le mouvement zapatiste (Ejército Zapatista de Liberación Nacional) des années 1990 sera alors pour eux le reflet d’un nouvel espoir pour arriver à davantage de reconnaissance de la part du gouvernement mexicain et tendre ainsi à plus de justice, de droits, et de démocratie.

De cette façon, les luttes indigènes qui s’ensuivirent et les affrontements entre zapatistes et État déboucheront sur les accords de San Andrés en 1996, censés apporter une meilleure autonomie aux peuples autochtones du Mexique. Au moment de leur rédaction, ces accords se verront vidés de leur sens, s’écartant grandement de l’autonomie au d’abord espérée. Ainsi, pour contrebalancer ce déni constant de droit à leur culture et à leur autodétermination, les peuples autochtones se sont investis dans différentes initiatives, afin de préserver certains aspects de leur culture tout en affirmant et en revendiquant leur identité indigène.

L’émergence du Congreso Nacional Indígena (CNI), le 12 octobre 1996, illustre alors parfaitement bien cet exemple. Effectivement, le but de cette initiative indigène a été de proposer à l’ensemble des populations autochtones, une possibilité de se réunir, de s’organiser et de se représenter eux-mêmes, en s’unissant à travers une même lutte solidaire pour s’imposer tant d’un point de vue politique que juridique. En ce sens, s’ils se définissent comme peuples indigènes, « c’est parce qu’[ils] portent dans [leur] sang, dans [leur] chair et dans [leur] peau, toute l’histoire, toute l’espérance, toute la sagesse, la culture, la langue et l’identité». [Nous traduisons].

À l’instar du CNI, Gabriela Badillo souligne sa volonté de mettre en exergue la culture indigène à travers son projet Sesenta y ocho voces, sesenta y ocho corazones.

mini-contes de 68 voces

 

68 voces, 68 corazones : une prise de conscience et un travail de mémoire

 

Pour Gabriela Badillo, la mort de son grand-père maya originaire de Maxcanú, Yucatán a été, au-delà d’un profond chagrin sentimental, une perte considérable au vu de son savoir-faire et de toutes les connaissances que ce dernier a emporté avec lui. 

Cuando muere una lengua muere una forma de ver distinto el mundo, una ventana a un universo”.  « Quand une langue se meurt, c’est une autre manière de voir le monde qui meurt avec elle, une fenêtre sur un univers » [Nous traduisons].

Également inspirée par le poète Miguel León Portilla, retranscrire le savoir culturel indigène est alors devenu pour elle une importante préoccupation et une nécessité, afin que celui-ci puisse perdurer dans le temps.

En combinant modernité, outils technologiques et récits ancestraux, Gabriela Badillo mélange les styles et rend ainsi son œuvre accessible à un large public. À travers sa philosophie « Personne ne peut aimer ce qu’il ne connaît pas » [Nous traduisons], l’auteur cherche à retranscrire la richesse qui se trouve au cœur de ces différentes cultures, de ces 68 voix indigènes présentes au Mexique.

Carte de contes et de langues indigènes déjà illustrés par 68 voces

Partageant avec son équipe plurinationale une vision du monde et des valeurs similaires, c’est grâce à cette dernière qu’elle a pu mener à bien ce projet. En effet, plus de 7 illustrateurs participent à la réalisation graphique des mini-contes, et nombres de personnes, auteurs, traducteurs ou encore locuteurs d’origine náhuatl, zapoteco, mixteco, maya, totonaco, huasteco, yaqui, ch´ol, huichol, tseltal, mayo,pai pai, mazateco, tarahumara, tojono, o´otam, otomí, ayapaneco, tlahuica ou matlatzinca apportent un soutien indispensable, par leur plume et leur savoir, essentiel à l’élaboration de ces mini–contes.

Produites par Hola Combo, ces petites histoires trouvent également un appui important auprès de différents organismes, tels que Canal Once, INALI, FONCA, CDI et RUTA MAYA COFFEE, parmi lesquels certains sont institutionnels.

Si ce projet est d’abord destiné aux peuples indigènes du Mexique, la diffusion de ces mini-contes via internet et sous titrés en espagnol souligne une volonté plus grande de s’étendre à l’ensemble du pays et à l’international. Aussi présente  sur FacebookGabriela Badillo a su tirer profit de la technologie d’aujourd’hui pour donner à son projet davantage de visibilité. Comme une sorte d’outils didactique, chacun peut, à travers ces vidéos, admirer une vision du monde particulière tout en se sensibilisant à une langue indigène précise.

Faire de l’interculturalité une valeur à respecter en rendant la culture indigène plus visible aux yeux du monde, afficher cette richesse et en montrer toute sa beauté, telles sont les intentions qui sont au cœur de l’initiative Sesenta y ocho voces, Sesenta y ocho corazones.

« A la fecha, llevamos 35 corazones visibilizados. Y buscamos darle voz a los 33 faltantes, generando no sólo un acervo, sino buscando ser un detonante que mueva y genere acciones dentro de la sociedad ».


Bibliographie

· ADONON, Akuavi, « Le droit étatique mexicain et les populations indigènes : fonction de reconnaissance ou fonction d’intégration », Droit et cultures, 56 | 2008-2. Disponible sur : <https://journals.openedition.org/droitcultures/187>. [Consulté le 3 février 2019].

· Interview de Gabriela Badillo par Mexico presenta : http://mexicopresenta.com/2017/04/04/68-voces-68-corazones-cuentos-mexicanos/

· Interview de Gabriela Badillo par la Jornada del Campo : https://www.jornada.com.mx/2016/08/20/cam-lenguas.html

· Site web de 68 voces, 68 corazones : https://68voces.mx/projects

· Site web de l’ambassade du Mexique : https://embamex.sre.gob.mx/reinounido/index.php/es/vercontenido/8-cultura/cultura/1400-sesenta-y-ocho-voces-sesenta-y-ocho-corazones

· Site web de la Ligue des droits et libertés : http://liguedesdroits.ca/?p=3381

· Site web du CETIM : https://www.cetim.ch/populations-indigènes-au-mexique/

3 Comments

  1. marian

    Merci Sara de nous expliquer plus sur ce projet très intéressant. Puisque comme tu le mentionnes dans le titre, l’objectif du projet est de réévaluer les cultures autochtones au Mexique.

    Je suis d’accord avec toi quand tu dis sur le fait que personne ne peut aimer ce qu’il ne connaît pas et ce projet est une excellente occasion de diffuser les cultures qui continuent à vivre dans le vaste espace mexicain. À partir du titre même est référencé la grande quantité et à la diversité des langues autochtones au Mexique: 68, dont il existe de nombreuses variantes, comme tu l’as déjà mentionné.

    Je pense que la diffusion est très importante car ce travail valorise vraiment l’existence de ces langues: savoir ce qu’elles sont, comment elles s’appellent, écouter leur sonorité, et les récits eux-mêmes, dont plusieurs sont des récits ancestraux et d’autres: des compositions d’auteurs contemporains.

    Un autre élément à souligner est l’esthétique des illustrations, qui combinent les éléments caractéristiques de ces cultures dans les images et pour lesquelles les réalisateurs ont sûrement dû effectuer des recherches à cet égard. En même temps, ce projet combinait le travail d’autres personnes, au niveau des traductions, des experts dans l’étude de ces cultures et des personnes qui parlent ces langues et qui sont originaires de ces peuples.

    À mon avis, c’est un excellent travail, original, important, esthétiquement très beau et réalisé en équipe. Grâce à ce projet, on peut apprécier les cultures indigènes dans le pays et ses différentes régions et à l’international, grâce aux médias et à l’utilisation des réseaux sociaux. Ces récits sont faits à travers les mots de ces cultures, au son de leur voix et dans un magnifique cadre d’images inspirées par leurs éléments culturels et naturels.

    En ce qui concerne le contexte politique, social et historique, je pense qu’il est un peu généraliste, car si nous approfondissons vraiment l’histoire du pays, nous pouvons nous rendre compte que la réalité est plus complexe et donne des jugements simples, c’est un peu téméraire.
    Par exemple, à l’époque du virreinato de la Nouvelle Espagne, certains peuples autochtones ont envoyé au roi d’Espagne des documents rédigés en nahuatl et qui figurent de nombreux documents dans les Archives Générales des Indes à Séville.

    Le problème en lui-même n’est pas un désir explicite de la culture dominante de faire perdre aux populations autochtones leurs spécificités culturelles. Il s’agit plutôt d’un problème d’indifférence et d’oublier ces communautés. Des peuples dans lesquels les hommes et les femmes autochtones sont souvent obligés de quitter leurs communautés à la recherche d’opportunités qu’ils n’ont pas chez eux. Ils, tous, devraient avoir le droit d’accéder à un travail digne, aux services et à la santé, ainsi que le droit d’être ce qu’elle est, sans aucune imposition politique ou idéologique.

  2. maria

    Merci Sara pour cet article qui m’a beaucoup apporté. Ce qui a attiré mon attention sur le projet 68 voces 68 corazones est l’importance de redonner une voix aux langues autochtones du Mexique. Il est nécessaire de valoriser la diversité linguistique qui existe dans ce pays et qui est en train de disparaître. De plus en plus, l’Etat contribue au financement de projets pour le développement indigène par le biais d’organes et de programmes gouvernementaux que tu as déjà mentionné tels que : le FONCA (Fonds National pour les Cultures et les Arts), la CDI (Commission Nationale pour le Développement des Peuples Indigènes), le SEDECULTA (Secrétariat des cultures et des arts) et la CAPREP (Commission de planification et d’appui à la création populaire). Ces deux dernières ont collaboré pour élaborer le PACMyC (Programme d’Appui aux Cultures Municipales et Communautaires) dont l’objectif stratégique est la préservation de la culture populaire indigène à travers des projets qui en favorisent la diffusion, récréation, et promotion tout en encourageant le développement et la reconnaissance des peuples autochtones.

    Je m’intéresse particulièrement à ce type de projets et aux moyens de les soutenir car mon sujet de mémoire se focalise sur une initiative semblable : le projet culturel Casa colibrí, situé à Santa María, dans l’état du Yucatan (territoire maya). Son but principal est de continuer à transmettre aux nouvelles générations la pratique de l’oralité, les traditions, coutumes et la langue des peuples autochtones de la région.

    Je trouve que le travail de Gabriela Badillo a capté toute la beauté et poésie qui existe dans chacune des langues autochtones du Mexique. Elle a su utiliser le média audiovisuel pour toucher un large public national et international et présenter la vision mystique, coloré et cosmogonique du monde des ancêtres. Comme tu le soulignais, cette manière de montrer la richesse des peuples autochtones est un moyen de lutter contre l’indifférence du gouvernement mexicain devant leurs droits. C’est une lutte qu’il faut poursuivre et qui ne laissera pas dans l’oubli leur identité indigène.

    J’en profite pour partager un poème qui m’a fait penser aux langues et la fraternité.
    Amo el canto del cenzontle,
    Pájaro de cuatrocientas voces
    Amo el color del jade,
    Y el enervante perfume de las flores;
    Pero amo más a mi hermano el hombre.

    Nezahualcóyotl

    (traduction en français)

    J’aime le chant du moqueur,
    Oiseau aux quatre cents voix
    J’aime la couleur du jade,
    Et l’enivrant parfum des fleurs,
    Mais plus encore j’aime mon frère, l’homme

    Nezahualcóyotl

  3. karlaf

    Trabajar y analizar los problemas que rodean, aún, a las poblaciones indígenas y reflexionar sobre cómo son tratadas por la “cultura nacional”, siempre ha sido una tarea necesaria e importante. Como bien describes, se han dado diferentes etapas y formas de relacionarse con estos numerosos grupos indígenas, tanto en México como en otros países de América Latina. Nuestra actualidad está íntegramente relacionada con los cambios que se dieron a finales de los años 80 y principios de los 90, donde se fue desplazando la idea de “integración” o “asimilación” y se da paso a primar la revalorización y mantenimiento de los caracteres de los distintos grupos indígenas existentes. Ahora bien, con esta nueva formula llegaron una serie de cuestiones, ¿cómo integrar en una estructura de Estado- Nación la pluralidad?, ¿es suficiente con escribir tratados, recomendaciones, compromisos? En definitiva, considero, que en la Región aún existen más cuestiones que respuestas, más buenas palabras que hechos.

    Si bien es cierto que la performance que he trabajado de Micaela Távara es sobre el mundo andino en Perú, creo que podrían hacerse una sería de reflexiones conjuntas con lo que has expresado sobre esta obra. Veo en “Sesenta y ocho voces, sesenta y ocho corazones” y “La rebelión de las polleras” una buena forma de mostrar desde el arte la aún las deudas que quedan con los grupos indígenas, que no solo se trata de hablar de las cosas interesantes y llamativas de estos grupos, sino que se debe afrontar los retos aún pendientes y profundos.

    Por otro lado, leer tu trabajo y habiendo analizado la performance de Micaela, me lleva a pensar que ciertamente no nos damos cuenta, o se nos olvida, todos los puntos que rodean a los grupos indígenas y la heterogénea complejidad de estos, como has mostrado, ya que la valorización de las lenguas supone también aceptar y respetar las cosmovisiones que conllevan, y no solo vale con decir que es importante no perderla. Al igual que no es suficiente con mostrar al mundo la rica gastronomía andina y sus maravillosos paisajes.

    Claro, el problema viene si cuestionamos si es suficiente solo con “valorizar” las cosmovisiones y no debemos crear unos espacios donde nuestra forma de percibir el mundo y la de los demás grupos convivan. Esto llevaría a chocar totalmente con el mantenimiento de la estructura de Estado – Nación. Por ello, veo que esta obra que nos has acercado tiene un valor profundo y toca puntos vitales de la actualidad, pero también asuntos que van a dominar el futuro de la Región.

    Enhorabuena por tu trabajo.

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