- Le contexte colombien
La Silla Vacia est un journal en ligne indépendant crée en 2009 par Juanita Leon. Son but était de créer un média de communication entièrement digital qui s’intéresse à la politique colombienne. Aujourd’hui le journal frôle les 400 000 abonnés, et atteint près de 1,5 millions de vues par mois et est considéré comme le premier journal politique en ligne colombien. La Colombie est un pays en proie à un conflit armé depuis les années soixante qui, à la base, implique l’armée colombienne et la guérilla révolutionnaire des FARC et a particulièrement touché les civils. De 2002 à 2010, Alvaro Uribe, conservateur de droite issu de l’oligarchie colombienne a gouverné le pays, et s’est toujours opposé à négocier avec la guérilla. C’est en 2010 que Juan Manuel Santos lui succède et met en place des négociations de paix. Le journal, créé en 2009, prospère donc dans un pays évoluant vers la voie des négociations de paix après une décennie militariste. En ce qui concerne la liberté de la presse, la Colombie est tout de même classée 130ème selon le classement établi par RSF en 2020.
2. Le journal « La Silla Vacia »
J’ai choisi ce média car il s’inscrit dans une démarche contre-hégémonique, notamment par son indépendance financière vis-à-vis des sphères politiques colombiennes tout en touchant un grand nombre de personnes. Cette indépendance est largement revendiquée par sa créatrice, notamment car c’est une gageure rare dans l’environnement médiatique colombien. En ce qui concerne son financement, Juanita Leon contrôle 53,5% des parts du journal en ligne, ses parents 28,5%, et son oncle 11%. En 2019, 28,5% des revenus provenaient de projets de coopération internationale, 48,5% viennent de projets commerciaux dont 26,7% proviennent de Facebook. Souvent opposé à l’ex-président Alvaro Uribe, Juanita Leon communique que le journal n’a aucun lien avec l’oligarchie politique, ni d’affiliation à un groupe politique, ni ne dépend des publicités. D’après elle, « le journalisme doit être un contre poids face au pouvoir en place ». La Silla Vacia se positionne dans la lignée d’autres journaux d’analyse politique en ligne latino-américains tels que Ciper au Chili, Animal politico au Mexique ou Faro au Salvador.
Son nom « La Silla Vacia » est une allusion politique connue en Colombie, qui fait référence au vide politique souvent laissé par le pouvoir en place. Dans ce cas-là c’est une allusion à la chaise vide destinée à Alvaro Uribe lors d’une rencontre avec des communautés indigènes protestant contre la route Panamericana. C’est aussi la métaphore de la place du journalisme en Colombie, représentant la chaise qui devrait être occupée par un journalisme plus indépendant, moins associé au pouvoir en place.
3.Un journal en ligne, signe de rupture avec les conventions
Les transformations du XX et XXIème siècle et la révolution du développement technologique ont eu un impact sur les mentalités et l’environnement social de chacun.es, tant au sein du domaine public que privé. La révolution technologique rompt les barrières de l’ancien monde, polarisant, traditionnel et régi par des normes sociales, et où l’information était contrôlée de manière hégémonique. Ce journal a utilisé cette voie numérique comme un moyen qui permet à tous et toutes d’avoir accès à l’information et d’être l’un des piliers de la société globale. Dans l’onglet « La Silla Llena », différents sujets apparaissent « Red etnica », « Red de mujeres », « Red rural », « Red verde », que ce soit au niveau régional, local ou national. Le journal met en avant des thématiques précises et met en lumière les identités et thématiques considérées comme « cultures minoritaires » par le pouvoir dominant : la paysannerie, les femmes, les ethnicisé.es, l’environnement. De plus, leur popularité permet de diffuser à grande échelle leurs analyses.
Face à un contexte politique qui créé et irrigue la société d’éléments polarisants, le but de ce nouveau média n’est pas de renforcer cette polarisation ambiante en créant une différence entre médias traditionnels et médias indépendants, mais bien de réussir à représenter l’entièreté de la société colombienne à travers ses articles. En naviguant sur leur site internet, je me suis intéressée à leur onglet « Red de mujeres », financé par l’Ambassade du Canada, et qui regroupe divers articles sur les droits des femmes en Colombie et leur place dans la société politique colombienne. Différentes chercheuses ont écrit sur cette situation, les femmes en Colombie étant touchées à la fois par la violence du conflit armé, la violence patriarcale liées aux normes de genre traditionnelles et l’invisibilité dans le domaine politique et économique. Le fait que ce journal ait créé un onglet qui traite exclusivement des questions liées à la situation des femmes parait déjà novateur.
4.Le contexte de l’article analysé et l’importance de la presse indépendante
Le contexte de mon billet se situe quelques semaines avant le référendum sur l’accord de paix, en août 2016, lors des manifestations de la droite ultra conservatrice, qui s’opposaient à une présupposée « idéologie de genre » qui mettrait en péril l’institution familiale colombienne[1]. Ce débat s’était médiatisé après la mise en place de guides sur l’éducation sexuelle par la Ministre de l’Éducation dans les écoles pour lutter contre la discrimination à l’encontre de la communauté LGBT, après le suicide d’un jeune garçon homosexuel. La propagation de fake news avait enflammé la droite conservatrice, dont un message sur les réseaux sociaux attestant que ces livrets incitaient, à devenir homosexuels, et donc mettaient en péril l’institution familiale colombienne. Un mois avant le référendum sur l’accord de paix, la campagne politique en faveur du NON, soutenue par Alvaro Uribe, proclamait des slogans tels que « voter OUI c’est voter pour la mise en place de l’approche de genre qui détruit le concept de famille : Père, Mère et enfant et c’est aussi dire OUI à l’avortement ». L’ancien président Alvaro Uribe, participant aux manifestations avait posté un tweet :
Il est important de comprendre le contexte et la façon dont la droite conservatrice a utilisé et resignifié le terme « genre ». L’analyse d’un article publié sur La Silla Vacia dans l’onglet « Red de Mujeres », en termes de rapports de classe, de genre et de race permettra d’illustrer mon propos et montrer l’importance d’un journalisme indépendant, non hégémonique dans un pays comme la Colombie
Maria Paula Toro[1] définit « l’idéologie de genre » comme ces concepts fourre-tout et ambigus qui permettent de regrouper autour d’un mot toutes les peurs de la droite religieuse conservatrice. Mais contrairement à d’autres concepts, celui-ci est ultra présent dans la politique latino-américaine et est très exploité par les partis de droite pour défendre un conservatisme culturel face aux différentes avancées sociales dans cette région : droit à l’IVG, adoption pour les couples homosexuel.les, accès à la contraception. Ce concept est désormais brandi comme justification de mécontentement et de peur par les mouvements populistes d’extrême droite latino-américaine. Ces manifestant.es s’opposent donc au concept de genre, qui est défini comme une construction sociale et qui permet ainsi de déconstruire le patriarcat et les logiques de domination socialement construites. La droite conservatrice, face aux avancées, a donc renforcé la « loi naturelle », qui assigne des rôles de genre et renforce le rôle de la femme soumise à l’homme. Ainsi les études de genre qui ont comme but de déconstruire le système patriarcal, ont été remodelées et resignifiées sous le terme d’« idéologie », terme qui permet de comprendre ce concept comme un instrument utilisé par le pouvoir hégémonique. Comme l’explique l’auteur cette re-signification du genre a deux utilités : la première est de réintroduire des thématiques religieuses dans le débat public, au sein d’une société laïque. La seconde utilité est de réussir à rassembler la classe conservatrice contre l’avancée entre matière de droit des femmes et de la communauté LGBT et ainsi renforcer le parti de droite et d’extrême droite. Ainsi, cette avancée vers l’émancipation féminine est perçue par une minorité issue de la classe dominante, comme un relâchement de la discrimination structurelle qui leur était favorable. D’après l’autrice il faut prendre au sérieux ces manifestations et ses manifestant.es et la montée des partis d’extrêmes droites ultra conservateurs, car ils ont eu un effet sur le NON au référendum sur l’accord de paix[2]. Mais surtout le fait que des personnes manifestent ouvertement en faveur de la discrimination et que des partis politiques les soutiennent, est problématique. Le fait qu’ils utilisent la peur, construite par des stéréotypes de genre, pour obtenir ensuite des votes politiques pour leur parti est problématique. Et le fait que l’égalité entre hommes et femmes et que la domination des hommes sur les femmes soit défendue publiquement est utilisée comme argument politique par l’Église, est problématique.
Je terminerai en citant l’autrice, « Estamos entrando a un mundo en el que la diversidad, la tolerancia y la igualdad de género ya no son ideales sino perversiones. Y en este nuevo mundo, las mujeres tenemos todo que perder ».
Pour conclure, j’ai choisi de présenter ce journal en ligne indépendant et le sujet de « l’idéologie de genre » pour montrer comment l’information peut être manipulée à des fins politiques et l’importance d’un journalisme indépendant pour défendre les droits fondamentaux et les avancées sociales face à un recul conservateur. Cette resignification du concept de genre par une droite conservatrice qui perd de son aura face à la globalisation et au développement technologique se ressent malheureusement dans beaucoup de pays latino-américains. Derrière cette pseudo défense de la famille se cache une guerre médiatique, qui cherche à défendre les intérêts de quelques nantis à qui profite le conflit armé car il consolide les constructions sociales inégalitaires et discriminantes basées sur le genre, la race et la classe des dominés.
BIBLIOGRAPHIE
Lina, CESPEDES, « Mucho mas que un cartilla: el poder de la relacion sexo/género », Red de las Mujeres, 15 août 2016.
Alejandra, COLL AGUDELO, « Ideologia de género » u oportunismo politico ? », Red de las Mujeres, 5 juin 2017.
Daphnée, DENIS, « La théorie du genre et le non à la paix en Colombie : autopsie d’un mensonge politique », Slate, 24 octobre 2016.
Daniel, MATO, Cultura, politica y sociedad. Perspectivas latinoamericanas, CLACSO, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, 2005, 287p.
Catherine, MARCHAIS, « Colombie. Le Genre et les Accords de Paix », École des Études de Genre de l’Université Nationale de Colombie, 14 octobre 2016.
Juanita, LEON, 10 000 horas en La Silla Vacia : Periodismo y poder en un nuevo mundo, Aguilar, 2020, 325p.
Maria, PAULO TORO, « El fantasma de la ideologia de género », Red de Mujeres, 29 janvier 2019.
[1] Maria Paula Toro, « El fantasma de la ideologia de genero », Red de las Mujeres,
[2] En octobre 2016, l’accord est rejeté à 52% et il est signé en novembre 2016.
J’ai trouvé ton billet très instructif, car il m’a aidée à comprendre un peu mieux la question des médias en Colombie, qu’avant je ne m’étais jamais posée. J’ai découvert que comme mon pays, la Colombie est un pays très mal classé quant à la liberté de presse (le Venezuela est à la position numéro 147). Par ailleurs, j’ai trouvé intéressant que le financement de ce média soit partagé entre les membres de la famille, mais aussi que l’aide internationale fasse des contributions importantes. Sais-tu quels sont les intérêts de ces ONGs ou de l’ambassade du Canada pour le financer ? En le comparant avec le Venezuela, on voit que dans les deux pays, même avec des différentes idéologies de ses gouvernements, la société reste très conservatrice et il y a peu d’opportunités pour un changement radical. On a l’idée de la droit conservatrice, mais au Venezuela, même ayant une constitution inclusive et un gouvernement se proclamant de « gauche », la situation des femmes est toujours précaire et l’idée d’empowerment des femmes demeure seulement à l’écrit et sur les photos des propagandes politiques. Donc, c’est très éclairant de voir la polémique autour de la notion de genre tant en Colombie comme au Venezuela. De plus, en cherchant sur le site web du journal, je l’ai trouvé rempli d’erreurs 404 ou des pages vides comme dans la page quien es quien ou dans la plupart des onglets redes; il serait curieux d’analyser s’il s’agit de vides permanents, car cela pourrait renvoyer à un manque d’information ou d’intérêt des lecteurs. Ce qui me fait penser aux erreurs et pages vides que j’ai trouvées en cherchant les numéros de Noticias D’mujeres. En tout cas, je pense que la forme d’onglets des redes est très utile pour classifier l’information et montre la variété de sujets dont le Venezuela fait partie, ce qui est rarement le cas dans les journaux du pays voisin, sauf ceux de la frontière. Travaillant sur ce sujet pour mon mémoire, j’ai trouvé les perspectives de la frontière colombo-vénézuélienne dans La silla vacía très enrichissantes. Finalement, quant à la forme de ton billet, je suggérerais de mettre un hyperlien vers le site du journal, soit dans les premières lignes du texte, soit à la fin dans la bibliographie car le fait de devoir s’arrêter pour chercher soi-même le site pourrait décourager le lecteur de revenir vers le billet pour continuer. Je te conseille aussi de vérifier l’image que tu as mise car elle ne s’affiche pas correctement. Ce sont juste des petits détails qui aideront à illustrer ton texte qui est déjà très bien. Merci !