Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

« Canción sin miedo »: l’hymne à l’amour des Mexicaines

Mexique : pays du féminicide ?

Depuis les années 1990, le Mexique est tristement célèbre pour ses nombreux féminicides. Notamment à travers les cas du massacre d’Acteal en 1994 et des meurtres de femmes de Ciudad Juárez. Selon Amnesty International, plus de 1 653 cadavres ont été trouvés entre 1993 et 2008 et plus de 2 000 femmes sont considérées comme disparues dans cette ville frontière du Nord du Mexique. En 2019, selon l’INEGI (l’institut de statistiques mexicain), plus de 3800 femmes ont été tuées dans le pays, soit plus de 10 femmes assassinées par jour. Parmi elles, la justice a reconnue plus d’un millier de ces meurtres comme étant des féminicides c’est-à-dire que les enquêteurs considèrent qu’elles ont été assassinées uniquement parce qu’elles étaient des femmes. Toujours selon l’INEGI plus de 90% de ces meurtres restent impunis. Les associations et les activistes féministes mexicaines militent alors pour mettre la pression au gouvernement d’Andrés Manuel Lopez Obrador et réclament des politiques publiques efficaces afin de prévenir ces meurtres.

Le 9 février 2020 Ingrid Escamilla, 25 ans, est poignardée par son compagnon qui l’a ensuite dépecée. Les images de son corps mutilé ont été diffusées dans divers médias locaux, déclenchant une manifestation massive le 14 février et un mouvement national contre les féminicides. Le 15 février, la découverte du corps sans vie d’une fille de 7 ans, Fátima Cecilia, au sud-est de Mexico, renforce la mobilisation des féministes mexicaines. La mobilisation se développe également sur les réseaux sociaux avec les hashtags #Justiciaparatodas et #Niunamenos.

Vivir Quintana et sa « Canción sin miedo»

C’est dans ce contexte que nait l’hymne féministe désormais célèbre « Canción sin miedo» composé par Vivir Quintana à la demande de la chanteuse chilienne Mon Laferte qui l’a chanté pour la première fois au Zócalo de México, le 7 mars 2020 en commémoration de la journée internationale pour le droit des femmes. Dans une interview réalisée par Sara Caceres pour le magazine Rolling Stone, Vivir Quintana raconte son échange avec Laferte ainsi : «‘Canción sin miedo’ surge a finales de febrero. (…)Mi papá iba a subir la maleta al coche, cuando recibí un mensaje de Mon Laferte diciendo: ‘Voy a cantar el siete de marzo en el Zócalo de la Ciudad de México y creo que es un escenario padrísimo y grandísimo en donde podemos hablar del feminicidio. Que no se crea que este concierto es un festival o celebración, ya que esto no se celebra, se conmemora. Te escribo para ver si tienes una canción que hable del feminicidio’. Y le dije, ‘No tengo, pero la puedo hacer’». Le 7 mars donc, elle monte sur scène au côté de Mon Laferte et du chœur El Palomar devant une foule immense au Zócalo de México et interprète pour la première fois sa chanson.

Suite à cette prestation, la chanson a été reprise aux quatre coins du pays le 8 mars lors des grandes marches féministes. Plus de 80.000 mexicaines ont défilées ce jour-là. Et la « Canción sin miedo» a résonnée à travers tout le pays.

Le 9 mars a été déclaré « la grève des femmes ». Ce mouvement est devenu un événement historique, médiatisé sous les hashtags #UnDíaSinNosotras ou #UnDíaSinMujeres. L’objectif de cette action était de mettre en lumière l’importance des femmes dans la société mexicaine. Cette journée de grève a eu impact important : les mexicaines ont brillées par leur absence (rames de transport vide, rues quasi-désertes) et cette action a eu un impact sur l’économie nationale. La chanson de Quintana est, à cette occasion, entrée dans l’histoire, puisqu’elle était l’accompagnement officiel de chaque marche et s’inscrivait dans les tendances des réseaux sociaux, accompagnant ainsi un contenu qui a été massivement partagé.

Les paroles

Pour le magazine Rolling Stone, Quintana à accepté de revenir sur la signification des paroles de sa chanson. Sa chanson commence ainsi :

« Que tiemble el Estado, los cielos, las calles

Que tiemblen los jueces y los judiciales »

Quintana explique ici que au Mexique, les femmes qui luttent pour la reconnaissance des féminicides sont souvent criminalisées. Le peu de condamnations des coupables et le nombre de féminicides grandissant de jour en jour dans le pays est pour elle aussi lié à une défaillance du gouvernement mexicain qui devient coupable de par son laxisme envers les auteurs de féminicides. Elle soulève le fait que les femmes sont désormais dans la rue, nombreuses et fortes, et qu’elles sont là pour défendre leurs droits.

« A cada minuto, de cada semana

Nos roban amigas, nos matan hermanas »

Elle rappelle ici que les féminicides sont le quotidien des mexicaines, que ce ne sont pas des faits anecdotiques et éloignés dans le temps. Je le rappelle ici, en 2019, 10 femmes sont assassinées chaque jour au Mexique.

« Por todas las compas marchando en Reforma

Por todas las morras peleando en Sonora

Por las comandantas luchando por Chiapas

Por todas las madres buscando en Tijuana ».

L’auteure s’exprime sur ces vers ainsi : «Lo que yo quería hacer con esta canción no era robarme la lucha de nadie, porque dentro del feminismo hay muchas luchas y todas son válidas y se respetan. Quería dejar en claro que era para diferentes frentes, que la lucha era para todas».

« Sonora » fait référence à la manifestation féministe qui a eu lieu au Palais de justice le 24 février 2020, où plus de 1 500 femmes se sont rassemblées. Les autorités ont  éteint les lumières du bâtiment afin de mettre fin à la manifestation. Les manifestantes ont alors allumées leurs flash créant ce que Quintana appelle « une merveilleuse lampe humaine qui semblait briller encore plus fort. ».

Elle parle ici aussi des mères de Tijuana., ville où l’on dénombre le plus de féminicides au niveau national. Elle rend ici hommage à la douleur de ces mères endeuillées, qui bien souvent cherchent où repose le corps de leurs filles, enterrées dans des tombes clandestines.

« Y soy esta que te hará pagar las cuentas »

 Dans son interview pour Rolling Stone, Quintana explique que « ‘esta’ somos todas. Estas que salimos a marchar, tú que te atreves a hablar de estos temas, las que utilizan la música, las compañeras que utilizan sus redes sociales para hacerlo visible». L’activisme et le féminisme peuvent se faire partout, tout le temps. Et les réseaux sociaux permettent de transmettre et diffuser les informations rapidement et aux quatre coins du globe.

« Yo todo lo incendio, yo todo lo rompo »

On nous apprends en tant que femme à ne pas utiliser la violence comme arme, que cette dernière n’est pas une solution. L’auteure à mon avis développe ici l’idée que la colère face aux meurtres de ses amies, ses filles, ses sœurs est légitime et que l’envie de « tout détruire» face à ces injustices est aussi compréhensible.

Elle fini sa chanson par une référence quasi littérale à l’hymne national mexicain :

« Y retiemblen sus centros la tierra,

al sororo rugir del amor. »

(Canción sin miedo)

« y retiemble en sus centros la tierra

al sonoro rugir del cañón. »

(Hymne national mexicain)

Elle explique sa volonté de faire référence à l’hymne national mexicain ainsi :

« Terminamos con una alegoría al himno nacional que es súper bélico. Yo sigo creyendo que el movimiento feminista es una revolución amorosa, en la que no necesitamos sacar armas o asesinar a alguien para ganar un puesto en las decisiones que se toman en el país. Se nos dice que tenemos que esperar a que el pueblo decida y, bueno, nosotras somos mayoría en el pueblo».

A travers l’histoire de la création de cet hymne plusieurs idées émergent. Premièrement la musique peut servir la cause féministe et permettre la diffusion des idées féministes et des revendications des femmes à grande échelle. De nombreuses auteures-compositrices-interprètes mexicaines telles que Julieta Venegas, Natalia Lafourcade, Joy Huerta, Ximena Sariñana ou María León ont rejoint la «révolution féministe», utilisant leur musique et leurs chansons comme armes et instruments de changement. Les réseaux sociaux ont aussi participé à la diffusion de cette chanson et plus largement de son message. A l’image de la chanson «Un violador en tu camino » du collectif féministe chilien Las Tesis, cette chanson a été largement partagé à travers le monde, notamment lors des marches féministes. Le Mexique n’a malheureusement pas l’apanage des féminicides dans le monde, et les paroles de Quintana ont trouvé une résonnance auprès de nombreuses femmes en Amérique Latine mais aussi en Europe. Comme en témoigne par exemple, cette reprise de la « Canción sin miedo» réalisée à Toulouse le 25 Novembre 2020, journée internationale pour l’élimination des violence faites aux femmes.

4 Comments

  1. Julie Fournié

    Depuis la nuit des temps la musique sert les mouvements protestataires, ton billet décrit très bien cette forme d’artivisme féministe et se rapproche beaucoup de mon billet sur le raptivisme et la femcee Guatémaltèque. Tout comme au Guatemala, le Mexique connaît un taux de féminicides en constante augmentation et la justice n’est pas assez réactive sur ce sujet. Les femmes ont donc, comme tu l’as expliqué, décidé de prendre la parole à travers un chant audacieux (et « sans peur »).

    Cette chanson est devenue l’hymne des femmes en peu de temps, à tel point que nous l’avons entendu aux quatre coins du monde comme à Toulouse ou encore au Guatemala. En effet Rebaca Lane la rappeuse Guatémaltèque a adapté la chanson de Vivir Quintana lors de manifestations pour le droit des femmes en 2020. Une adaptation qui modifie les noms des femmes présents dans la chanson en hommage aux femmes victimes de féminicides dans le pays voisin au Mexique.

    Les artistes que tu mentionnes dans ton billet sont proches du raptivisme et des femcee comme Eli Almic, Miss Bolivia, Ana Tijoux, elles se situent plus dans le cône sud de l’Amérique latine mais les liens avec les chanteuses engagées latino-américaines sont bien présents. Elles créent des projets toutes ensemble pour avoir plus de résonance et ainsi permettre à toute personne de ce monde de pouvoir écouter la lutte des femmes.

  2. mariajazminu

    J’apprécie beaucoup votre travail Naima, que j’ai trouvé très intéressant et émouvant. Malheureusement, c’est un problème mondial, mais au Mexique, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le nombre de féminicides est très élevé. La chanson “J’apprécie beaucoup votre travail Anais, que j’ai trouvé très intéressant et émouvant. Malheureusement, c’est un problème mondial, mais au Mexique, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le nombre de féminicides est très élevé. La chanson “Canción sin miedo” réussit à transmettre la douleur et la lutte des femmes mexicaines et nous interpelle tous au sujet des milliers de filles, jeunes filles et femmes assassinées par des hommes, pour le simple fait d’être des femmes et dont les crimes restent impunis.
    Le travail artistique est très important pour faire connaître les problèmes locaux au niveau mondial, car il donne de la force et le message est transmis de manière plus organique et même corporelle. Cette chanson me rappelle le poème de l’écrivain, également mexicaine, Cristina Rivera Garza « La Reclamante ». Il a été écrit à partir de déclarations et de vers de la mère des victimes et de poètes tels que Luz Maria Dávila, Ramón López Velarde, Sandra Rodriguez Nieto et Cristina Rivera Garza. Il a été lu dans le Zocalo du Mexique lors de la Marche Nationale pour la Paix en 2011.
    Le poème, avec plusieurs voix, réussit à générer beaucoup d’empathie, d’une manière qu’il n’est pas possible d’atteindre dans une simple chronique des faits, dans ce cas les meurtres de jeunes à Ciudad Juárez. La chanson réalise également la même chose en nommant certaines des femmes disparues. Nommer quelque chose ou quelqu’un, c’est lui donner une entité, ce qui est précisément ce qui fait souvent défaut dans ces cas qui sont considérés comme de simples chiffres. La chanson donne aussi de l’importance aux mères qui cherchent leurs filles, aux personnes qui luttent pour obtenir justice.
    Je suis d’accord avec l’auteur de “Canción sin miedo” que le mouvement féministe est une révolution amoureuse et je sens que cette chanson est un hymne à l’amour, qu’elle réussit à transcender les frontières et à devenir un hymne latino-américain, car sur tout le continent il y a la même lutte des femmes, la même douleur et les mêmes revendications de justice. Personnellement, j’ai trouvé très émouvant et je suis heureux que vous l’ayez choisi pour analyser, car il est très important qu’il soit diffusé car il a été créé par une femme, chanté par d’autres et représente le sentiment de milliers de femmes à l’intérieur et à l’extérieur du Mexique. « Canción sin miedo” réussit à transmettre la douleur et la lutte des femmes mexicaines et nous interpelle tous au sujet des milliers de filles, jeunes filles et femmes assassinées par des hommes, pour le simple fait d’être des femmes et dont les crimes restent impunis.
    Le travail artistique est très important pour faire connaître les problèmes locaux au niveau mondial, car il donne de la force et le message est transmis de manière plus organique et même corporelle. Cette chanson me rappelle le poème de l’écrivain, également mexicaine, Cristina Rivera Garza « La Reclamante ». Il a été écrit à partir de déclarations et de vers de la mère des victimes et de poètes tels que Luz Maria Dávila, Ramón López Velarde, Sandra Rodriguez Nieto et Cristina Rivera Garza. Il a été lu dans le Zocalo du Mexique lors de la Marche Nationale pour la Paix en 2011.
    Le poème, avec plusieurs voix, réussit à générer beaucoup d’empathie, d’une manière qu’il n’est pas possible d’atteindre dans une simple chronique des faits, dans ce cas les meurtres de jeunes à Ciudad Juárez. La chanson réalise également la même chose en nommant certaines des femmes disparues. Nommer quelque chose ou quelqu’un, c’est lui donner une entité, ce qui est précisément ce qui fait souvent défaut dans ces cas qui sont considérés comme de simples chiffres. La chanson donne aussi de l’importance aux mères qui cherchent leurs filles, aux personnes qui luttent pour obtenir justice.
    Je suis d’accord avec l’auteur de “Canción sin miedo” que le mouvement féministe est une révolution amoureuse et je sens que cette chanson est un hymne à l’amour, qu’elle réussit à transcender les frontières et à devenir un hymne latino-américain, car sur tout le continent il y a la même lutte des femmes, la même douleur et les mêmes revendications de justice. Personnellement, j’ai trouvé très émouvant et je suis heureux que vous l’ayez choisi pour analyser, car il est très important qu’il soit diffusé car il a été créé par une femme, chanté par d’autres et représente le sentiment de milliers de femmes à l’intérieur et à l’extérieur du Mexique.

  3. diagopo

    On peut affirmer que la chanson « Canción sin miedo » est devenu un hymne mondial de la lutte féministe, car celui-ci évoque des sentiments qui sont vécues par milliers des femmes autour la planète. En effet, comme Julie a dit, la chanson a été entendu dans les quatre coins du monde, en tant qu´elle prend des revendications partagées pour les mouvements féministes de l´Amérique du Sud. Même comme au Guatemala et au Mexique, on peut observer en Colombie une adaptation qui ne change que les noms des femmes et filles tuées en Colombie (Brenda, Ariana, Xiomara, Rosa Elvira, Alejandra, Yuliana) mais qui cherche aussi donnée un avis sur les luttes féministes en Colombie. Je me permets ici de recopier quand même les changements des paroles qui sont faites dans la version de la Colombie :

    « Por todas las nasas luchando en el Cauca
    Por todas las mujeres reincorporadas
    Las niñas embera que han sido violadas,
    Por las campesinas todas colombianas »

    « Por todas las compas marchando en Colombia
    Por las chicas trans que han sido asesinadas,
    Las mujeres negras luchando en Gayar,
    Todas las Wayuu defendiendo su tierra.

    Vu qu´il s´agit d´un problème transversal et universel, la lutte féministe est une lutte qui peut se traduire vers différents espaces de la planète. En Colombia, c´est normal de parler des anciennes guérilleras qui son réincorporées a la vie civile après la signature de l´accord de paix, c´est normal de voir des nombreuses cas d´assassinats aux femmes trans, des violations aux droits humaines contre les populations indigènes comme les Wayuu et les Nasas. L´universalité de cette problématique fait que la «Canción sin miedo» soit un hymne dont tous les femmes peuvent s´approprier. Ils existent encore deux adaptations assez remarquables qui exemplifient le pouvoir et l´universalité de cet hymne : une adaptation est faite par la « Juntanza de Mujeres Indígenas Colombianas » et la chanson est traduit dans des plusieurs langues indigènes comme une revendication de la lutte des femmes indigènes. Il existe également une adaptation crée para un collectif féministe scout colombien appelé Vagabundas violeta, qui a fait une adaptation a la Langue de Signes Colombienne (LSC) dans le cadre d´un projet de promotion de l´inclusion de cette population. Je laisse les liens aux adaptations ci-dessous si jamais quelqu´un est intéressé.e.

    Adaptation de la Colombie : https://www.youtube.com/watch?v=dTzx6gV5LdQ
    Adaptation indigène : https://www.youtube.com/watch?v=veowjGYSsLU
    Adaptation LSC Vagabundas Violeta : https://www.instagram.com/tv/CMKmNE5pkuK/

  4. louisel

    Naima,

    Tout d’abord, je tenais à te remercier de mettre en avant cette chanson si puissante et d’utilité publique.

    Canción sin miedo ne peut définitivement pas laisser insensible de par la beauté de ces voix qui s’unissent pour porter les histoires celles qui ne peuvent plus se battre. L’histoire même de la chanson, que je ne connaissais pas avant de lire ton article, montre à quelle point elle représente un cri du cœur, un ras le bol de ces violences et de ces féminicides.

    La musique est, en général, réellement fédératrice et nous pouvons dire que celle-ci remplit amplement son rôle en devenant un hymne féministe reprit aux quatre coins du monde. Les femmes se font entendre, ensembles, unies et fortes.

    Cette chanson, fait évidemment écho à mon article sur la photographie d’Andrea Murcia. A sa manière elle met en avant et rend visible ces luttes contre l’impunité face aux violences qui sont inhérentes à la société et qui ne cessent de se perpétuer.

    Cet art, me semble indispensable pour dépasser les frontières. La photographie et le chant sont universels tout comme le féminicide et les luttes pour le combattre. Ainsi, l’art permet la cohésion et de se sentir fort.e, « sin miedo ».

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