Le média Empress in Lavender : passer de l’alternatif au mainstream ?
Empress in Lavender est un média très récent créé en 2019. Plus qu’un site web, c’est une société de production qui a pour objectif premier de faire connaître aux médias grand public les récits des cinéastes, artistes queer, transgenres et travailleur.ses du sexe à travers des productions filmiques. L’ambition première de ce média est donc de vouloir apporter une visibilité aux récits des communautés sexo-dissidentes au-delà de la sphère intracommunautaire. Actuellement, il y a peu de productions disponibles puisque les projets filmiques sont très chronophages. Cependant, d’autres projets sont en cours de réalisation et verront le jour prochainement.
Ce média a été créé par Madison Young, une artiste étasunienne. Dans un premier temps, elle a d’abord été actrice dans des productions pornographiques pour ensuite devenir la réalisatrice de ses propres films et mettre en avant ses revendications féministes et les sexualités queer. Ainsi, elle a créé sa propre maison de production appelée Madison Bound Production, avant de créer Empress in Lavender. Elle inscrit son travail dans la tradition féministe du DIY, ou Do It Yourself. Qui consiste à créer et diffuser son propre récit en dehors des circuits traditionnels :
» DIY porn is simultaneously a socio-political movement and an artistic movement and mode of expression. It lends itself to the empowerment of communities and cultures to tell their stories, and to embrace and celebrate their sexual identities, relationships, desires, connections, fantasies and beyond. The scope of this genre of film is as huge as the social stigma that comes attached to it.”
Madison young, DIY Porn Handbook : A How-To Guide to Documenting Our Own Sexual Revolution
Après avoir eu de multiples casquettes, réalisatrice et performeuse de film pornographique, écrivaine et directrice d’une galerie d’art San franciscaine appelée Femina Potens. Elle se concentre aujourd’hui sur ce nouveau projet qu’est Empress in Lavender et s’éloigne de l’industrie pornographique.
“ In 2019 I started Empress in Lavender Media – a feature film and television production studio dedicated to elevating the stories of queer, trans and sex worker communities by those communities. I no longer work in the realm of erotic/ or pornography. (…) “
mail 18/11/22
La docu-série Submission possible : Entre mise en scène post-porn et récits radicaux
Le seul projet créé par Empress in Lavender à l’heure actuelle est une docu-série appelée Submission Possible, elle est construite en 7 épisodes de 40 à 50 minutes. C’est une série qui a été produite juste après le covid pour un autre média nommé Revry. Revry est une plateforme de streaming en ligne, tout comme Netflix, les financements sont directement générés par les abonnements des spectateurs voulant accéder aux différents contenus de la plateforme. Ce site de streaming en ligne s’est positionné sur des contenus LGBTQI+. Cette plateforme a permis à la fois de financer le projet mais aussi de le diffuser.
En ce qui concerne le contenu de la série, chaque épisode est tourné dans une ville différente des Etats-Unis, à la découverte de communautés queer et sex-positive, ou de communautés centrées sur un kink ou un fétiche particulier. La série est principalement basée sur des entretiens avec des personnes appartenant à ces communautés. Iels expriment comment iels se réapproprient leurs sexualités en dehors des cadres hétéronormatifs et monogames. Leur sexualité deviennent alors safe place ou elles peuvent exprimer librement leurs identités. Chaque conversation est suivie par une démonstration sous forme de performance du kink abordé dans l’épisode.
« Submission Possible is a dare. A challenge for us to shift the narrative. For us to celebrate our differences and our sameness, our connections,It is a culmination of my deep desire to gather women, POC, queers, trans folk, Black folks, non-binary community, femmes, butches, sex workers, kinksters around the kitchen table, around the fire, to share our stories, of who we are as sexual beings.”
Madison Young, entretien, advocate television, 09/06/2020, entretien complet ici
La bande annonce ci-dessus met davantage l’accent sur l’esthétisme post-porn et BDSM plutôt que sur les discours véhiculés dans la série. Ce choix de mise en lumière de l’esthétisme post-porn n’est pas anodin, il permet sans trop révéler le discours radical derrière la docu-série, de susciter la curiosité des spectateurs qui, attirés par la mise en image de la série, décideront (ou non) de la regarder. Selon moi, ce choix est très lié au format grande production, puisque cette docu-série a été produite pour une plateforme de streaming, elle touche donc un public beaucoup plus large que celui touché habituellement Madison Young. L’accent est mis sur “l’emballage” plutôt que sur le discours radical pour adresser la production à un plus large public. En ce sens, ce parti pris fait parti des négociations pour permettre que les discours liés aux communautés sexo-dissidentes puissent circuler dans un environnement plus mainstream.
Le post-porn et la théorie queer : Le corps comme outil politique
En ce qui concerne le contexte d’émergence de ce média et de cette docu-série, ils s’inscrivent dans le continuum des revendications pro-sex et queer aux Etats-Unis qui ont pleinement émergées dans les années 1990. Ces mouvements politisent le champs sexuel et l’érotisation du corps. La documentation des communautés sexo-dissidentes est alors importante puisque c’est un moteur d’expression qui permet grâce au discours, de renverser les stigmas présents autour des subcultures sexuelles.
Submission possible et plus globalement le média Empress in lavender s’inscrivent tous deux dans les mouvements, queer, féministes et post-porn, essentiels pour comprendre les enjeux derrière une telle production. Tout d’abord, c’est un travail filmique qui s’inscrit directement dans ce qui est appelé le féminisme queer. C’est une branche du féminisme qui commence à émerger dans les années 1980. Butler, Rubin et De Laurentis, pionnières de la théorie queer, remettent en cause le « groupe femme » comme sujet du féminisme et évoquent la volonté de se défaire des catégories essentialistes, blanches et hétérosexuelles de classe moyenne qui a toujours été au centre du mouvement féministe. Dans cette période, commence à émerger des « féminismes dissidents » qui appréhendent différences culturelles, sexuelles et politiques. Virginie Despentes parle de « réveil critique du prolétariat féministe », des mouvements qui prennent davantage en compte les travailleur.ses du sexes, les lesbiennes et les personnes transgenres, nous assistons alors a un décentrement du sujet femme. L’objectif est d’énoncer les interactions entre identités et oppressions, on n’est jamais « que » gai ou lesbienne, on peut subir simultanément des oppressions de races, de classes… La théorie queer, apparue suite à ces nombreuses remises en questions, prend directement racine dans les écrits de Michel Foucault qui exprime l’idée que nos pratiques sexuelles et expressions de genre sont façonnées par des processus de disciplines du corps (processus médicaux, institutions scolaires, discours pornographiques…).
En théorie, la production de Madison Young s’inscrit donc la continuité de la pensée queer et féministe pro-sex. Dans la pratique, et surtout dans la mise en image de son projet, elle s’inspire fortement du mouvement post-porn. Le post-porn est un concept qui a émergé dans les années 1990, le terme a été inventé par un artiste néerlandais Wink Van Kepen pour énoncer un genre nouveau de contenu sexuellement explicite. Le terme est ensuite repris par Annie Sprinkles dans The Public Cervix Announcement. Le post-porn n’est pas un mot facile à définir puisque c’est un phénomène fluide qui ne souhaite pas entrer dans une catégorie, ce qui met en avant le côté politique du mouvement. Néanmoins le post-porn met l’accent sur la dimension politique de la sexualité qui peut être analysé sous le prisme Foulcadien de « discours en retour » produit par les personnes en marges et minoritaires dans la pornographie dominante.
Bibliographie :
Borghi, Rachele. « Post-Porn ». Rue Descartes, vol. 79, no 3, 2013, p. 29‑41.
Bourcier, Sam. Queer Zones : Politique des identités sexuelles et des savoirs. Éditions Amsterdam, (2001) 2011.
Foucault, Michel. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Gallimard, (1976) 2021.
Preciado, Paul B. Testo Junkie : Sexe, Drogue et Biopolitique. Points, (2008) 2021.
Young, Madison. DIY Porn Handbook : A How-To Guide to Documenting Our Own Sexual Revolution. Greenery Press, 2016.
Bonjour Estelle,
Merci pour ton article et nous faire découvrir les travaux de Madison Young.
Je trouve vraiment réussi ta manière d’aborder le post-porn. En effet, je le découvre avec la lecture de ton article. Quant on parle de pornographie c’est souvent avec des pratiques sexuelles qui véhiculent de la violence, des stéréotypes qui assujettissent les individus à une domination qui reflète, très souvent, une domination patriarcale. En y regardant de plus près, la recherche de plaisir ne se fait que dans un sens, celui du dominant. C’est pour cela que ce type de contenu filmique ne m’intéresse peu.
Cependant, grâce ta partie sur le post-porn, je me rend compte que cette industrie est en train de changer. Lentement certes mais j’espère que ça se diffusera plus largement dans le temps. Il est vrai que nous nous battons pour nos droits sur notre liberté sexuelle mais nous luttons rarement pour que cette industrie sorte du tabou, de la violence et des reproductions pratiques de domination, alors que, ne nous voilons pas la face, la pornographie est assez présente sur différentes plateforme.
De plus, ce que j’apprécie dans ton article, c’est qu’il rend visible et remet en question des pratiques dites « tordues », attachés à des sexualités dites « dissidentes » alors que ce jugement négatif est une manifestation d’un désaccord avec l’hégémonie culturelle sur ce que devrait être la sexualité dans la pornographie. Tu mets bien en lien que de cela, il en découle des oppressions faites sur le corps des femmes afin de correspondre à un objet (et non plus un sujet capable d’éprouver un plaisir partagé) de satisfaction de la gente masculine.
Merci et félicitations pour ce billet osé et intéressant qui nous permet de découvrir une autre forme de pornographie grâce à l’esthétique de Madison Young, qui redonne une place aux plaisirs partagés et consentis dans une industrie patriarcale complétement empreinte d’une représentation de la sexualité hétéronormée et d’une masculinité hégémonique.
Merci pour ce billet très intéressant qui ouvre une fenêtre plus précise dans une des formes que prend le post-porn. L’exploration des sexualités dissidentes par le genre documentaire, non d’un point de vue trop extérieur qui mène souvent à des jugements, mais par l’intérieur même de la communauté, promet d’être très intéressante, et je pense que je finirai par regarder cette série !
L’exploration des négociations et compromis qui ont abouti au contenu choisi dans la bande annonce est très parlante. L’accentuation de cette esthétique post-porn pour attirer un public plus large est un marketing ingénieux, puisque le sexe vend, mais cela se fait au risque d’être trompeur sur le contenu réel de la série. Ton analyse m’intéresse particulièrement car je n’ai pas abordé le sujet des négociations dans mon billet, n’ayant pas vraiment réussi à les analyser dans Curve. Il est difficile de savoir quelles négociations ont dû être faites dans la rédaction de 30 ans de magazine… L’exploration que l’on voit dans le documentaire Ahead of the Curve des termes employés pour la communauté queer (leur évolution, à qui ils conviennent) s’approche d’une négociation, mais elle se situe au sein de la communauté, et non tant par rapport à l’extérieur et à la norme hétéropatriarcale.
Ce qui me marque et m’émeut dans ce billet, au delà de la présentation très intéressante de la série-docu et de sa réalisatrice, c’est la relative nouveauté de ce média queer, qui sous-entend la création fréquente de nouvelles structures qui cherchent à diffuser et visibiliser des contenus créés par les queers, pour les queers. Une société de production comme Empress in Lavender, le site de streaming Revry, ce que tu mentionnes dans ce billet reflète et complète la recherche que j’ai faite pour écrire le mien, la recherche de magazines lesbiens produits aux Etats-Unis. J’en ai consulté un certain nombre avant de décider d’étudier Curve (pour sa remarquable ancienneté), et la diversité et le nombre de ce que j’ai vu m’a touché, et m’a rassuré quand à la continuité de ces espaces sexo-dissidents. Des magazines d’art composés de textes et images envoyés par les lecteurs, sur un thème choisi à l’avance, qui insistent toujours sur l’acceptance de tous.tes, et qui reflètent cet aspect DIY que tu mentionnes dans ton billet. Les sujets abordés dans ton billet comme le mien sont des sources de réconfort dans nos identités queer : le poids quotidien de l’hétéronormativité dans les contenus que l’on consomme volontairement ou involontairement (films, séries, livres, mais aussi publicités, récits du quotidien…) est un peu allégé par la découverte de ces espaces sexo-dissidents, créés par et pour les queers, qui valident notre vécu de la différence, et qui nous confortent dans notre quotidien, dans notre normalité.
Merci donc pour ce beau billet, et pour m’avoir fait découvrir Empress in Lavender et Revry !