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Le raptivisme et le féminisme en Amérique Latine

Qu’est-ce que le rap ? C’est un mouvement musical et culturel issu du hip-hop, il est apparu aux États-Unis dans les années 1970. Le principe de ce courant musical repose sur une diction rythmée et rimée d’un texte. Le principal enjeux du rap est de scander des rimes audacieuses dans le rythme de la musique qui accompagne le.a rappeur.euse.

Le raptivisme

Ces rimes audacieuses sont à la croisée du rap et de l’activisme et donnent un nouveau mouvement : le raptivisme. Le hip-hop a une composante fondamentale de genre. La simple occupation de cette scène par les femmes remet en question leur féminité. Ce questionnement produit une série d’obstacles matériels, familiaux et institutionnels pour les jeunes femmes que ne rencontrent pas les hommes qui, au contraire, voient leur identité masculine renforcée. La scène hip-hop valorise une série de qualités attribuées principalement aux hommes, telles que la capacité à monter sur scène, à sortir la nuit, à investir les espaces publics, à écrire des textes stimulants et à rivaliser avec ses pairs. Les femmes s’approprient ces qualités, les reproduisent, les remettent en question, les subvertissent, ou les redéfinissent à leur manière. On peut penser que le hip-hop, en particulier le rap, est une arène dans laquelle le genre est « fabriqué » dans le sens où, en plus des représentations et des discours qui créent des effets de style dans la production de sujets masculins et féminins, le genre a un caractère performatif (Butler, 1998). Penser l’identité de manière non essentialiste implique de considérer les possibilités d’agencement, car si le genre est le résultat d’une répétition stylisée d’actes, les différentes manières dont cette répétition peut être réalisée ouvrent les possibilités de rupture par des actions subversives tendant à la transformation du genre (Diana Alejandra Silva Londoño, 2017).

Les femcee

Le milieu du rap a l’habitude de se réunir pour organiser des batailles présidées par des « maîtres de cérémonie » plus communément appelés « MC ». Les rappeuses désireuses de casser les codes de ce milieu s’affirment alors comme « femcee » (fem + MC) (Segas, 2018). En 1979, Sylvia Robinson, une femme noire dotée d’un sens aigu des affaires, a contribué à construire les bases de Sugarhill Records, une maison de disques pionnière dans la commercialisation et l’expansion du rap. La culture hip-hop était en train de se construire, cherchant sa forme définitive dans des arrondissements de la ville de New York qui avaient été malmenée par une longue chaîne de politiques sociales, économiques et urbaines dévastatrices. Dans ces territoires, devenus des laboratoires d’idées fertiles, les jeunes noir.e.s et latinxs se sont aventuré.e.s dans la recherche d’un langage commun qui permettrait de transformer la violence en une opportunité créative de jeu subversif en marge du système dominant. Les femcee apparaissent à cette période, d’abord en groupe puis certaines se sont également lancées en solo. Au Guatemala nous retrouvons Rebeca Lane (questions de genre et de féminicides), au Mexique la femcee Mare Advertencia Lírica (violence de genre, “empoderamiento” de la femme), Krudas Cubensi à Cuba (genre, sororité et thèmes liés aux luttes LGBT+). Nakury au Costa Rica (thèmes sociaux et luttes féministes) est présente sur la scène du raptivisme, comme Ana Tijoux au (luttes sociales et contre le patriarcat) et Miss Bolivia en Argentine (luttes féministes et LGBT+)


Un point commun entre toutes ces femmes : elles se revendiquent toutes comme artistes autonomes et scandent leur féminisme. Leurs luttes convergent néanmoins chacune a son domaine spécifique. Elles diffusent ces revendications sur des plateformes faciles d’accès (Youtube, Spotify, Deezer…) pour toucher le plus grand nombre dans un désir de rééduquer pour l’égalité des genres.

La femcee Guatémaltèque

Rebeca Lane, photo de Paula Morales.

Rebeca Lane est très connue dans le raptivisme latino-américain, elle est née en 1984 au Guatemala. Sa lourde histoire la pousse à militer pour la justice sociale, en effet sa tante Rebeca Eunice Vargas Braghiroli (poétesse et guérillera) a été kidnappée par l’Organisation révolutionnaire du peuple armé et elle n’a jamais été retrouvée. Rebeca Lane a fait des études de sociologie et est reconnue par la suite comme sociologue. Les notions qu’elle a pu acquérir durant sa formation expliquent en partie la richesse et la pertinence de ses textes. Après avoir fait ses premiers pas dans le milieu du rap la femcee guatémaltèque est considérée comme l’une des figures de proue du mouvement féministe de l’Amérique centrale. Les questions liées aux féminicides, aux violences faites aux femmes et à l’hétérosexualité imposée sont centrales dans les textes de la rappeuse. Elle considère la musique comme un moyen de sensibilisation avant d’être un moyen qui permet d’atteindre la notoriété. La femcee se définie elle-même comme une féministe et une anarchiste dans son interview pour le collectif parisien Palante. Ses opinions l’amènent à se positionner pour le militantisme dans un désir de mémoire du sens de la lutte. Un mouvement que la population guatémaltèque a connu avant le processus de paix et après lequel, selon elle, a été « englouti » par les ONG.


La violence est omniprésente dans ce pays, dans l’interview du collectif Palante Rebeca Lane raconte le conflit armé que le Guatemala a connu depuis 1954. Cela a commencé par un coup d’État « anticommuniste » fomenté par la CIA, par la suite des politiques « génocidiaires » dans les années 1980 et la violence continue malgré le traité de paix signé à la fin des années 1990. Selon elle, l’arrivée du libéralisme a laissé les ONG modeler les politiques publiques du Guatemala. La femcee précise que face aux projets de développement le pouvoir dit « communautaire » reprend de sa puissance dans les campagnes du pays, les luttes ne se font plus en ville mais en dehors.


Selon Prensa Libre, en 2021 396 femmes ont été assassinées au Guatemala alors qu’en 2020 le compte s’était arrêté à 302, le taux de féminicide a donc augmenté de plus de 30%. L’interdiction de l’avortement est toujours d’actualité de ce pays, le journal República cite la rappeuse, elle dénonce que les femmes « ne subissent pas seulement la violence des hommes sous forme de viols et de harcèlement sexuel, mais aussi celle de l’État qui ne nous permet pas d’avoir des droits fondamentaux comme celui de décider ce que nous voulons faire de notre vie ».

« Este cuerpo es mío »

« Este cuerpo es mío » est un rap de Rebeca Lane dénonçant les violences qu’implique la société patriarcale aux violences faites aux femmes.


Le rap et le clip vidéo racontent une relation hétérosexuelle abusive et la détermination d’une femme qui ne veut pas rester dans cette situation pour ne pas devenir une personne « froide ». La chanson démontre à quel point il est compliqué de sortir du cycle de la violence de ce genre de relation car il normalise l’abus de l’homme.

A partir du titre de ce rap nous comprenons l’importance que le corps de la femme va prendre dans ce texte. C’est un thème qui est d’ailleurs central dans le féminisme, une réappropriation du corps dont la femme a besoin pour s’épanouir. Les refrains de « Este cuerpo es mío » reprennent les mêmes paroles : le corps de la femme est le sien, les violences physiques et psychiques de l’homme n’asserviront pas la femme car elle n’appartient qu’à elle-même. Les couplets sont très riches de point de vue sociologique, Rebeca Lane aborde la manipulation des hommes mais également les stratégies d’invisibilisation des violences faites aux femmes. Elle fait remarquer que dans une relation abusive il n’est pas rare que la femme se sente coupable de la situation qu’elle traverse. Le sentiment amoureux aveugle la femme et la pousse à penser que « todo esto era culpa mía » (« tout cela était ma faute »). Notons que ces paroles-là sont écrites au passé, la chanson reste un message d’espoir et conclura par la séparation du couple et la libération de la femme.

Rebeca Lane souligne le désir des femmes à apparaître sous leur vraie apparence et non pas sous l’apparence des stéréotypes féminins que le patriarcat a imposé (« No quise maquillarme las heridas en la cara » – « Je ne voulais pas maquiller les blessures de mon visage »). La femme ne veut plus apparaître comme une victime, elle veut se battre et retrouver sa liberté. Pour cela elle pense à toutes ces femmes assassinées et invisibilisées, ces feminicides doivent s’arrêter. Rebeca Lane fini donc le dernier couplet par :

«Sal del encierro rompe el silencio

Encontra el amor que está dentro de tu pecho

Encontra la guerrera que defenderá tu cuerpo porque

Estos ojos son míos»

« Sortez de l’enfermement, brisez le silence

Trouvez l’amour qui est dans votre poitrine

Trouvez la guerrière qui défendra votre corps car

Ces yeux sont les miens

Ce corps est le mien »

Nous l’aurons compris : Ni una menos, vivas nos queremos !

3 Comments

  1. marianald

    Marcher dans les rues de Mexico est devenu pour beaucoup d’entre nous un moyen d’appropriation de l’espace public. Depuis l’enfance, nous apprenons les itinéraires qu’il vaut mieux éviter, les meilleurs horaires pour sortir, comment réagir face à une personne qui nous dérange. Pour moi comme pour la plupart de mes amies, on marche dans l’espace public avec peur. Cependant, ton billet m’amène aux différentes stratégies que les citoyens ont mis en place pour se reconnecter avec la rue, mais il faut oser sortir pour les voir.

    Au cours de ces longues promenades, un jour j’ai découvert des collectifs de jeunes rappeurs.euse qui, de temps en temps, ont pris un espace de la ville pour concourir au poste de meilleur rappeur.euse. Le rythme, les rimes, les ovations, les moqueries, la poésie, l’émotion deviennent quelque chose à partager avec les promeneurs inaperçus; beaucoup d’entre nous restent jusqu’à ce que la décision finale soit prise, et au cours de l’événement quelque chose de très beau nous arrive: les rues se remplissent de vie et deviennent beaucoup plus habitables. L’acte performatif du rap est aussi de générer d’autres endroits d’espoir.

    Il a été intéressant d’explorer avec ton article à quel point le rap est devenu significatif en Amérique latine en tant que partenaire des différentes luttes sociales, notamment des luttes féministes. Tu me rappelles un autre rappeuse et activiste qui dénonce la violence envers les femmes indigènes, Zara Monroy, originaire de Sonora, au nord du Mexique, et appartenant à la culture seri, pour qui parler du corps c’est aussi parler de l’espace qui l’entoure. Je m’entremêle aux mots qu’elle a dit un jour: « Mon territoire [pour elle Sonora et la culture seri, pour moi la ville de Mexico] est aussi mon corps et je l’emmène partout ». Nous avons droit à l’espace public, qui a aussi quelque chose de corporel; le rap suggère d’être un moyen de nous approprier les rues et de les transformer en lieux plus sûrs pour toutes et tous.

  2. naimae

    Chère Julie,
    Je retrouve dans ton billet ( passionnant !) un écho à mon travail sur Mon Laferte et Vivir Quintana et leur « Canción sin miedo ». Notamment à travers la figure de la rappeuse guatémaltèque, Rebeca Lane, et sa chanson « Este cuerpo es mío ». On retrouve là, l’artivisme des femmes latino-américaines et la place qu’elles sont arrivées à obtenir au sein de de la culture musicale de leurs pays, où elles sont traditionnellement peu représentées.
    Rebeca Lane a également repris la chanson de Vivir Quintana lors des grandes marches pour le droit des femmes au Guatemala en 2020. Dans sa reprise, elle modifie les noms des victimes de féminicides mexicaines citées dans la chanson, en les remplaçant par les noms de victimes guatémaltèques. Preuve encore une fois ,de l’universalité des dénonciations des violences faites aux femmes par Mon Laferte et Vivir Quintana.
    Je trouve intéressant de voir comment cette génération de femmes-artistes utilise l’art pour aborder des sujets qui touchent directement les femmes de leurs pays. Que ce soit à travers la dénonciation de féminicides ou la toxicité des relations sentimentales avec des hommes. Plus que des histoires individuelles, ces chansons permettent de lutter, d’éduquer et de sensibiliser toute une nouvelle génération.
    Dans l’œuvre de Rebeca Lane, comme tu l’as mis en évidence, l’existence de l’homosexualité féminine souvent invisibilisée dans des pays très conservateurs comme le Guatemala, trouve une voix et une porte-parole dans le milieu des arts.
    En questionnant la société intrinsèquement sexiste et en rendant responsable l’Etat et de manière plus générale les institutions de ces violences faites aux femmes, cette nouvelle génération d’artistes mêle l’art à la lutte, la poésie à la colère et la soif de justice à la dénonciation des abus machistes.

  3. antoniofo

    Julie, ton article est vraiment très intéressant et nous aide à réfléchir à une série de questions sur les espaces que le féminisme occupe depuis peu en Amérique latine, que ce soit sur la scène musicale, cinématographique, artistique ou même dans la culture populaire. Nous avons vu au cours des dernières décennies des femmes qui ont occupé des espaces avec des propositions politiques de subversion, là où les vieux modèles patriarcaux, blancs et hétérosexuels ne peuvent plus faire taire ces voix, ces cris et ces douleurs. Penser le raptivisme dans ce scénario de changements discursifs et performatifs, que tu abordes dans ton texte, c’est penser à de nouvelles façons de penser le monde et, par conséquent, (re)penser des rôles qui semblaient auparavant statiques.
    En lisant ton texte, j’ai pensé à Queen Latifah, une rappeuse américaine qui a remporté le Grammy en 1995 avec la chanson U.I.T.Y, qui mettait en cause la violence domestique et l’objectivation du corps des femmes noires. Cela a soulevé une série de discussions sur la condition des femmes noires dans des espaces dominés par les hommes, comme c’est le cas de la rappeuse.
    Sur la scène brésilienne, le rap a été un champ de combat important pour le féminisme noir, qui les occupe de plus en plus, remettant en question le sexisme et le racisme présents dans cette industrie, ainsi que l’établissement d’un dialogue entre la culture populaire et l’action féministe, mobilisant ainsi de nouveaux rangs anticapitalistes, antiracistes, antisexistes et antipatriarcaux.
    Dans le même temps, ces femmes ont utilisé leurs rimes pour reprendre le contrôle de leur corps sur les mains, les bouches et l’imagination des hommes. Sur ce ton et avec ces chansons, des rappeurses comme Dika Barbosa ont secoué ces espaces avec leurs paroles dévastatrices : « Le féminisme des Noirs frappe fort, un gros problème, A tel point qu’aujourd’hui, vous sortirez avec la peur de la chat…/ Drik Barbosa, n’oublie pas, Si les chapeaux sont tirés pour les autres, il faut s’arracher la tête pour nous ». Ou comme le rappeur Negra Li, qui cherche à sauver l’histoire et les victoires des Noirs en remettant en question le racisme : « Vous vous moquez de ma peau. Tu te moques de mes cheveux… Il est temps de rêver / De surmonter le cauchemar / Personne d’autre ne nous fera taire et enchaîner nos chevilles » …

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