En 2000, la Commission mondiale des barrages a indiqué qu’environ 80 millions de personnes étaient déplacées de force en raison de la construction de barrages. Le même rapport indique également que parmi les groupes les plus vulnérables faces aux immenses impacts causés par ces entreprises, figurent les femmes.[1] En 2010, le rapport final de la Commission d’enquête parlementaire sur les barrages, approuvé par le CDDPH – Conseil pour la défense des droits de la personne humaine, indique également que les femmes est l’un des principaux groupes qui subit les impacts de ces entreprises et conclut qu’une action plus spécifique pour ces groupes[2] devrait être prise en compte.
Motivées par le fait que les femmes sont particulièrement touchées par la construction de barrages hydroélectriques, les femmes membres du MAB – Mouvement des personnes affectées par les barrages, ont organisé la première réunion nationale des femmes affectées par les barrages en 2011, à laquelle ont participé environ 500 femmes de 16 États brésiliens, des femmes d’Argentine, du Paraguay et du Mexique. L’un des jalons de cette réunion a été la création du collectif national des femmes affectées par les barrages et le lancement d’une lettre dénonçant les violations des droits des femmes, à savoir la non-reconnaissance du travail domestique à la campagne, la perte de travail et de revenus, l’absence des femmes dans les espaces de prise de décision, la non-qualification des femmes rurales pour le travail urbain, entre autres.
Dans ce contexte, des représentantes du collectif de femmes MAB ont participé en 2013 à une exposition « Retazos Testimoniales :arpilleras de Chile y otras latitudes », qui s’est tenue dans l’espace de la mémoire de la ville de Buenos Aires – Argentine, où a été exposée une série d’arpilleras réalisées par des femmes chiliennes, irlandaises, anglaises et péruviennes montrant la pauvreté, la répression, les morts et les disparitions et enfin le retour de l’État démocratique[3].Le contact avec ‘expérience chilienne a permis l’adoption des d’outils pour mettre en lumière ces violations et donner la parole aux femmes des communautés qui vivent ces violations au quotidien
Depuis lors, le collectif a intégré la technique des arpilleras dans son agenda politique en développant des ateliers de formation sur tout le territoire national et en réalisant des arpilleras qui dénoncent les violations des droits et constituent ainsi une discussion politique de résistance à partir d’un langage textile de femmes appartenant à des communautés côtières, de pêcheuses, d’extracteurs, de femmes indigènes, qui à travers les arpilleras ont pu donner une voix à leurs réalités et subvertir la logique patriarcale de l’espace des femmes dans l’environnement social.
La technique de l’arpillera
L’arpilleras est une technique de broderie qui fait partie de la culture populaire d’une communauté de femmes d’Isla Negra, sur la côte chilienne. La technique dans sa forme traditionnelle est la pratique de la broderie sur des tissus de jute qui, en espagnol, est « arpillera », un tissu rustique utilisé pour transporter et stocker les pommes de terre et la farine. Cette technique utilise la broderie comme un outil utilisé par les femmes qui racontent leur vie à travers chaque point, constituant ainsi un récit de la vie quotidienne. Une fois le contenu consommé, les sacs ont été lavés et découpés en six parties égales afin que les femmes puissent raconter leur histoire et celle de leur communauté. Le tissu de fond était appelé arpilleras, comme cette pratique artistique populaire a fini par être connue.[4]
Cette technique a été largement promue par l’artiste chilienne Violeta Parra, qui a présenté une série d’arpilleras lors d’une exposition au musée du Louvre en 1964
Pendant la dictature chilienne d’Augusto Pinochet (1973-1990), le Vicariat de la Solidarité, en raison de la nécessité d’aider les victimes de violations des droits de l’homme, a rassemblé dans ses dépendances des groupes de membres des familles des disparus politiques de la dictature chilienne, qui, sous la menace et avec des difficultés financières, ont trouvé dans les ateliers des arpilleras une forme d’exprimer par la broderie leur vision du monde face à la violence de la dictature et en même temps de garantir un revenu minimum par la vente de ces pièces. Ainsi, la broderie et la couture, considérées comme une pratique exclusivement féminine développée au sein de la vie familiale, sont devenues un outil de dénonciation et de résistance politique, brisant un cycle de silence.
Différentes de leurs formes traditionnelles, les femmes chiliennes, face à la répression de la dictature, ont commencé à intégrer dans la production des arpilleras, des pièces de tissu qui représentent une identification intime avec l’artiste, comme des pièces de tissu ayant appartenu à des proches disparus, comme dans l’exemple de l’arpillera « paix, justice et liberté ».
Le Chili est ce monde de chiffons colorés sur fond de sacs de farine. Les brodeuses, des femmes des banlieues misérables de Santiago, brodent des bouts de laine et de vieux chiffons. Elles brodent des arpilleras, qui sont vendues dans les églises. Poème « brodeuses de Santiago ». Eduardo Galeano
De retour au Brésil, les femmes qui sont entrées en contact avec la méthodologie des arpilleras chiliennes ont développé un projet éducatif intitulé « Arpilleras : broder la résistance » en partenariat avec le syndicat, qui proposait la construction d’une documentation populaire sur les violations subies par les femmes affectées par les barrages. La méthodologie adoptée pour la diffusion de la technique dans le pays a été réalisée par le biais d’un premier atelier national auquel ont participé 50 femmes de toutes les régions du Brésil, afin qu’elles puissent organiser des ateliers régionaux en fonction de la réalité de chaque région. Le résultat de ce processus a été la réalisation de plus de 100 ateliers avec plus de 900 femmes atteintes entre les années 2013 à 2015 et la production de 70 œuvres qui ont été exposées en 2015 dans une exposition international dans le mémorial de l’Amérique latine dans la ville de São Paulo, sous le titre : « Arpilleras :Bordando resistências ».
Par la suite, au cours de l’année 2017, grâce à un financement collectif, un film documentaire a été produit : « Arpilleras atingidas por barragens broder la résistance » qui raconte l’histoire de 5 femmes affectées par les barrages de 5 régions du Brésil. La sortie de ce film a marqué la phase de diffusion des récits de ces femmes par le biais d’outils numériques. L’histoire de ces 5 femmes a voyagé dans tout le pays et a également été présentée en Europe, au Portugal, en France, en Allemagne et en Italie, entre autres.
Dans le contexte de la pandémie, avec la fermeture des espaces culturels, le mouvement des femmes du MAB a dû réinventer sa performance concernant l’exposition arpilleras, démontrant ainsi une nécessité d’utiliser des outils numériques face au contexte actuel. Ainsi, en 2021, le mouvement a lancé sa première exposition « arpilleras : atingidas em defesa da vida », totalement en ligne. Le lancement de cette exposition est concomitant au lancement de la collection numérique des arpilleras, qui regroupe fin 2021 82 œuvres réparties en dix axes différents.
Selon Esther Vital, l’une des organisatrices de la collection, qui s’exprimait lors de l’événement virtuel de lancement de la collection en ligne : « au cours du processus de construction de cette collection virtuelle, nous avons dû nous souvenir de chacun de ces moments et recueillir chacun de ces points et chacune de ces mains qui ont fait partie de ce voyage ». La structuration de la collection suit les références à la collection « conflit textile », organisée par Roberta Basic.
[1] Commission Mondial des barrages. Dams and Development: A New Model for Decision Making, 2000, p. 21.
[2] CDDPH. Comissão Especial Atingido por Barragens, Resoluções nºs 26/06, 31/06, 01/07, 02/07, 05/07. Brasilia – DF, 2010
[3] Roberta Basic. Arpilleras dialogantes. Dans : catalogue de l’exposition « Arpilleras : Bordando resistencias », São Paulo, 2015.
[4] Roberta Basic, commissaire d’exposition chilienne
Antonio,
Merci beaucoup de nous faire découvrir l’arpillera, art que je ne connaissais pas avant d’avoir lu ton article.
Au-delà, de la beauté des tissus qui sont produits, je trouve cela intéressant de voir comment une technique traditionnelle qui, à l’origine, servait pour s’exprimer et raconter leurs quotidiens s’est transmit au travers du continent Sud américain en tant qu’outil de revendication.
Le fait que cela soit une activité traditionnellement féminine, se transmettant de femmes en femmes afin de porter de revendications qui les concernent, rend cet art d’autant plus pertinent et fort.
Enfin, je trouve cela intéressant que ces femmes se battent à leur échelle au travers de l’art. Cela permet, à mes yeux de porter leurs voix à l’international et de donner une visibilité plus large à leurs combats.