La charte de CERISES
Depuis presque dix ans, Cerises développe une approche originale et cohérente des initiatives solidaires et des entreprises sociales, loin des courants dominants.
A/ « Initiatives solidaires » et « entreprises sociales »
Cerises a le moins possible recours à l’expression «économie solidaire » pour trois raisons : premièrement, en tant que centre européen, l’expression n’est pas traduisible en anglais et au-delà de sa traduction littérale, n’a pas beaucoup de signification dans les autres pays européens. Deuxièmement, le poids accordé au statut juridique associatif dans cette approche est excessif et nous ne pensons pas que par contaminations successives, la « réciprocité » puisse gagner le capitalisme. Enfin, la méthode consistant a repérer des idéaux-types, c’est-à-dire des types limites de situations s’oppose à concevoir les activités sous la forme d’un continuum de pratiques sociales. En bref, nous croyons davantage à une autre société qu’à une autre économie, ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas d’entreprises qui soient sociales et des initiatives qui soient solidaires, c’est-à-dire en fait collectives et non individualistes.
Cerises adhère au fait que beaucoup d’organisations de l’économie sociale traditionnelle ont perdu les idéaux qui les avaient fait naître. De ce fait, le statut juridique ne garantit rien mais plus encore, le statut coopératif est celui qui offre les plus grandes amplitudes d’action… et donc aussi le plus de risque de déviation.
Au total, nous considérons les initiatives solidaires et les entreprises sociales comme des lieux de résistance et des pédagogies en acte qui vont toutes dans le sens d’une auto-détermination.
Notre positionnement consiste à comprendre les entreprises sociales comme des structures économiques ayant un mobile politique :
une structure économique c’est-à-dire relevant du champ de la production, de la consommation et de la répartition de biens et de services. Si l’activité s’inscrit pleinement dans ce champ, elle n’est pas nécessairement lucrative et son objectif principal, tout en étant marchande, est autre.
un mobile politique c’est-à-dire non pas l’appartenance à un parti politique mais la défense d’un territoire, de valeurs environnementales, culturelles au nom d’un collectif librement constitué.
En amont de ces entreprises sociales, il existe des initiatives solidaires qui doivent être comprises comme le mouvement de la société civile qui pré-existe aux entreprises sociales mais qui continue après leur mis en place.
B/ Théorie économique et mobile politique
Le choix de ce vocabulaire renvoie donc à une réflexion générale sur l’économie.
Le politique, le social et le culturel sont devenus des « sphères quasi-autonomes » par réaction à l’autonomisation de l’économique au XVIIIème siècle. On peut appeler « naissance de »l’économie » cette tentative d’autonomisation des activités de production, de consommation et de répartition des biens matériels et immatériels dans une sphère séparée Cette illusion d’une autonomie totale est soigneusement entretenue du point de vue de la science économique au point que les économistes définissent la sphère économique comme un lieu où les acteurs n’obéissent exclusivement qu’à des mobiles économiques. La science économique s’est développée soit comme un mode d’allocation de ressources, soit comme un champ d’activité, et elle a toujours eu comme volonté d’être autonome vis à vis des autres disciplines et des autres champs d’activités .
Par réaction, les économistes hétérodoxes ont montré que le politique (régulationnistes par exemple), le social (conventionnalistes par exemple) ou le culturel (économistes industriels par exemple) surdéterminent l’économique.
Toute la tentative des entreprises sociales est de brouiller les cartes de ces divisions. Elles posent un défi à la sphère économique en ce qu’elles mêlent étroitement l’économique, le culturel et le social sans que l’un surdétermine les autres a priori. En pratique, c’est le mobile politique qui est à l’origine des structures économiques qui relèvent de la nouvelle économie sociale.
Cette nouvelle économie sociale repose sur le primauté de l’innovation sociale. L’innovation sociale émane de la société civile (et non de chefs d’entreprises), à partir d’une critique sociale (et non d’une nouvelle niche de profitabilité), pour créer un projet collectif (et non un projet d’individu), qui vise une transformation sociale (et non un meilleur agencement), pour s’inscrire sur un territoire (et non en se servant de ses avantages), à travers une autre forme de démocratie qui aboutit à d’autres modes de production et de répartition du surplus.
Pour comprendre ce mouvement, on a cherché à classer les structures en quatre catégories qui correspondent au parcours d’innovateurs sociaux : ils commencent par chercher des idées dans un premier temps puis des financements dans un deuxième temps. Ils les mettent en œuvre dans un mode alternatif de production ou bien dans un mode alternatif de consommation, de répartition ou d’échange.
C/ Ressources informationnelles et ressources financières
Les ressources informationnelles sur un territoire résident dans tous les dispositifs qui sont mis à disposition du public pour capter des idées d’innovation entrepreneuriales. Il s’agit des lieux d’informations, de formation et de recherche, de lieux associatifs et de regroupement d’entreprises sociales mais plus largement de tout ce qui constitue une culture, un patrimoine une mémoire collective ancrée sur un territoire.
Les ressources financières sont celles qui émanent de structurent qui ont pour fonction de donner, de prêter ou de partager des ressources, soit en fonction de la qualité de l’emprunteur (chômeur, Rmiste, anciens détenus), de la nature du projet (environnement, culture, social), soit du territoire considéré, ou bien dans le cadre de prêts coopératif ou encore d’échange par l’intermédiaire d e monnaie parallèle.
D/ Champ de la production et champ de la consommation/la répartition/ les échanges
Toute activité économique produit des biens et services destinés à être utilisés ou consommés. Nous avons choisi de distinguer les structures en fonction de la priorité qui était donné à la production ou à la consommation..
Dans le champ de la production, on trouve toutes les activités qui relèvent des dispositifs d’insertion par l’activité économique (régie de quartier, régie territorial, entreprises d’insertion, association intermédiaires, chantier d’insertion, etc…) mais aussi par tous les services de proximité qui sont guidés par un mobile politique.
Dans le champ de la consommation, on trouve les jardins familiaux, les crèches parentales, les réseaux d’échange des savoirs, le SELS (on les classe parfois dans les ressources financières) mais aussi les repas de quartiers lorsqu’ils prennent une forme non informelle, l’échange équitable, la consommation responsable (AMAP ou autres), etc.
E/ Le triangle
Le triangle inscrivant les entreprises sociales et les initiatives solidaires au cœur de trois modalités d’échange, marchand, non-marchand et réciprocitaire pose d’innombrables questions dont deux au moins. D’un point de vue théorique, « la réciprocité » qui existe partout dans la société peut ne pas être considérée comme une catégorie économique ; mais, même si elle est un mode d’échange, l’échange n’épuise pas le lien social et ce qui importe c’est plutôt ce qui ne s’échange pas. Nous choisissons donc une voie théorique différente de celle des théoriciens de l’économie solidaire pour interpréter la présence de la réciprocité dans les relations économiques. Plutôt que de considérer que l’économie est plurielle en faisant de la réciprocité une catégorie économique, nous préférons considérer l’économie comme l’expression de la rationalisation des rapports humains (en ce sens, l’économie doit être pensée conjointement à la technique) et considérer que la présence de comportements réciprocitaires constituent une résistance à la réduction des rapports humains à des fonctions économiques et techniques.
Cette divergence s’appuie sur une conception particulière de l’économie et une lecture divergente de K.Polanyi. Nous considérons que la catégorie « économie » est née au 18ème siècle, ce qui a une grande importance pour la problématique (alors que d’autres théoriciens préfèrent définir l’économie de manière plus large et ainsi considérer qu’elle a toujours existé: l’économie serait plurielle de tout temps mais notre époque l’aurait réduite à ses aspects marchands et monétaires).
D’un point de vue pragmatique, fonder une activité économique sur une hybridation de ressources relève d’une gymnastique avec les pouvoirs publics qui relève de l’exploit ! Une façon intelligente de contourner la question est de montrer que les acteurs en présence dans ce type d’activité mélange à la fois les figures de l’entrepreneur privé, de l’entrepreneur public et celui issue de la société civile.
F/ Agglomération d’activités
Le travail que Cerises a privilégié est l’étude de l’agglomération d’activités. Les initiatives solidaires et entreprises sociales se développent à une époque où les grandes utopies ne structurent pas le débat politique. On peut parler d’une atonie sociale.
Certains mouvements politiques tentent de penser des alternatives globales sans y parvenir. Les initiatives solidaires et les entreprises sociales se concentrent sur des problèmes spécifiques et se lancent dans des utopies concrètes: des alternatives ici et maintenant. D’une certaine manière, elles peuvent participer au développement du libéralisme qui promeut le principe du « small is beautiful ». Le libéralisme, basé sur l’idéologie du marché, consiste à ce que chacun travaille dans son coin sans qu’il soit nécessaire de consacrer des efforts trop importants à la coordination générale puisque la « main invisible » s’en charge. À l’inverse d’une situation où la régulation économique est laissée au marché ou à la bureaucratie, la notion d’agglomération d’activités développé par CERISES correspond à une situation où les acteurs économique pèsent collectivement suffisamment ensemble pour produire des effets structurants sur leur environnement et aider à sa transformation profonde.
Cerises a mené une étude sur trois cas non français où des initiatives solidaires et entreprises sociales sont suffisamment agglomérées pour contribuer à structurer leur destin collectif (dans le cadre d’un territoire, d’un mouvement social, etc). De tels degrés d’agglomération n’existent pas en France: Cerises mène par ailleurs une recherche action sur Plaine Commune (Communauté d’Agglomération en Seine-St-Denis, au nord de Paris) où des voies de coordination et de coopération entre initiatives solidaires et entreprises sociales du territoire sont suggérées et testées. On parle du maillage des structures économiques de l’économie sociale et solidaire de Plaine Commune. L’objectif est que le plus grand nombre des acteurs d’un territoire puissent coopérer dans des initiatives collectives (sans qu’il s’agisse pour autant de bannir les rapports de concurrence) qui sont des constellations à partir de programmes qui remontent du bas. L’enquête a pour but d’identifier les structures ainsi que les proximités qui existent entre ces structures.
La rencontre des acteurs du territoire considéré permet d’établir un repérage des liens économiques et autres regroupements qui existent entre les acteurs. C’est ce que l’on entend par proximités organisationnelles.
L’utilisation d’un logiciel d’occurrence sémantique appliqué à divers documents d’initiatives solidaires et d’entreprises sociales ainsi qu’aux grilles d’analyse remplies par les structures permet d’identifier des projets communs, des représentations communes de l’environnement et des activités socio-économiques. C’est ce que l’on entend par proximités institutionnelles
Qu’il s’agisse de l’analyse micro-économique des structures ou de l’analyse méso-économique tournée vers l’agglomération, un même problème méthodologique se pose. Si on accepte que les entreprises sociales et initiatives solidaires fonctionnent en tension avec leur environnement, on doit privilégier non pas une modélisation mais un repérage empirique des régularités spécifiques à un terrain. Il faut viser à définir les conditions nécessaires à l’éclosion d’activités qui passe par de nouvelles formes de démocratie et lorsque toutes ces conditions sont remplies l’histoire de chaque expérience devient spécifique. On cherche à démontrer alors qu’il n’y a pas une seule dynamique territoriale mais des dynamiques qui ont chacune une histoire spécifique et se lovent dans une géographie particulière lorsqu’on parvient à libérer toutes les forces contenues dans la société civile. Le desserrement des contraintes de l’Etat, s’il veut échapper à une libéralisation de l’économie qui fait référence à l’individu, doit nécessairement prendre la forme de collectif.