Réponse au camarade Draperi

Jean-François Draperi a raison de porter attention aujourd’hui à ce mouvement sur la droite de l’économie sociale que constituent les entreprises sociales (le MOUV) parce qu’il y a trente ans, l’économie sociale n’avait pas compris le mouvement sur sa gauche qui se dessinait sous l’appellation d’ « économie solidaire ». L’auteur a également raison d’indiquer qu’il n’y a pas de mouvement social derrière les associations, les mutuelles et les coopératives en France ou du moins que leur seule appartenance juridique ne qualifie pas ce mouvement. Draperi a enfin raison de montrer que là où l’on recherche une alternative d’un côté, il y a coexistence au sein du capitalisme de l’autre, autrement dit que les entreprises sociales recherchent avant tout des niches économiques. Mon accord ne s’arrête pas là : je partage également avec Draperi que l’essentiel de la théorisation de l’économie solidaire, en gros l’hybridation de ressources et la création d’espaces publics de proximité, ne correspond à aucune pratique réelle. Au mieux soutenue par des politiques publiques, l’économie solidaire s’écroulera dès lors que ce soutien cessera. On est, de toute façon, très loin du mouvement né au 19 ème siècle dont se réclament les tenants de l’économie solidaire. Il y a en revanche dans ce champ d’une autre économie beaucoup d’expériences qui retiennent mon attention et particulièrement pour la France, celles qui se développent autour du réseau Repas : Ardelaine, Ambiance-Bois, Cravirola, etc. qui n’ont rien à voir, ni avec l’économie sociale instituée ni avec la théorisation de l’économie solidaire.

Mon désaccord avec Draperi tient en trois points :

– Le premier est l’appréciation du corps institué de l’ES où coexistent des structures qui ont perdu toutes attaches avec un quelconque mouvement social et dont l’engagement consiste essentiellement à protéger des acquis. Il en va de beaucoup d’unions professionnelles mais également de la CRESS Midi-Pyrénées (je ne connais pas les autres) qui réunit en son sein toutes les structures qui s’abritent pour se protéger de la nouveauté, en multipliant les représentations, les mandats et les réseaux informels. L’économie sociale instituée constitue la plus belle image de la notabilité provinciale. Il faut donc être beaucoup moins complaisant que ne l’est Draperi avec ces structures.

– Le deuxième désaccord est la relation à l’Etat qui vaut autant pour l’économie solidaire que pour l’économie sociale mais pour des raisons différentes. Pour la première, la théorisation de l’économie solidaire peut-être appréciée comme une forme, certes décentralisée, de politiques publiques; pour la seconde, c’est la structuration des activités qui est une copie de la centralisation administrative française. Contrairement aux expériences italiennes ou espagnoles (comparons par exemple, la structuration de la Banca Etica avec le Crédit coopératif), les structures d’économie sociale française ont reproduit une structuration étatique qui est le principal frein à la créativité sociale et à l’émergence d’actions venant de la société civile. Comme le disent les Québécois, il va bien falloir que les Français arrêtent un jour d’être nostalgique de l’Etat-providence.

– Le troisième désaccord tient au fait qu’il ne suffit pas d’évoquer le principe de double qualité, l’émancipation, le regroupement de personnes, etc. pour faire théorie car il manque une cohérence interne à tous ces attributs. Le débat sur la propriété collective, ouvert au 19 ème puis lentement fermé au fur et à mesure que le projet de l’économie sociale se rétrécissait de la révolution au troisième secteur en passant par la république coopérative, contient une véritable problématique qui mériterait une réflexion intellectuelle soutenue.

Ces trois désaccords me conduisent à quelques idées simples. Il y a, au moins, deux grands obstacles qui se dressent devant nous : celui de la dégradation vertigineuse de l’environnement et des conditions climatiques chaotiques directement liées à la montée des technosciences et au déferlement technologique. Il faut prendre la mesure de cette démesure. Le deuxième constat est celui de la destruction des territoires liée à la mondialisation des échanges et au phénomène d’exclusion sociale qui en résulte. Si le constat est relativement aisé, il importe de bien sérier les déductions qui en découlent. Ces deux grands obstacles ne sont probablement pas surmontables sans transformation profonde de la société, mais le capitalisme a toujours été capable de contourner les difficultés et de les repousser pour mieux creuser le trou de son abîme et rendre irréversible le chemin parcouru. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi certains pensent que l’économie sociale serait une réponse à ces défis. En inscrivant dans les statuts juridiques des règles de fonctionnement concernant la propriété, la répartition et des codes de bonne conduite, on prévient, mais ne garantit pas, des risques les plus évidents. En fait, il s’agira de montrer pourquoi l’économie sociale peut fournir des réponses ponctuelles à des errances actuelles, mais aussi pourquoi elle peut redonner au politique son importance et pourquoi elle peut restreindre l’amplitude des écarts de langage sur le développement durable. Est-elle pour autant à la hauteur des enjeux sociétaux ? La question est plutôt : « A quelles conditions le serait-elle ? » La troisième question est plus cruciale : pourquoi ce début de réponse ne pénètre pas la société française ? Un constat préalable peut être partagé : pour qu’une idée se traduise dans les faits et qu’un fait prenne de la signification, il faut que se rencontrent d’une part des concepts créés par des intellectuels, des technocrates ou tout autres faiseurs d’idées pour caractériser une partition d’évènements et d’autre part que les acteurs des pratiques sociales se reconnaissent dans l’expression d’un mouvement qui résulte de l’interaction de leurs actions. Cette rencontre ne se fait pas. Pourquoi ? C’est, à mon sens, la seule question qu’il faut se poser.

Jacques Prades, 5 septembre 2011