Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

Des couleurs qui crient égalité : dessiner la diversité, effacer la discrimination

« No soy tu chiste » de Daniel Arzola

Il y a des mots qui blessent, des mots qui censurent, des mots qui répriment. Ce sont ces discours quotidiens de violence que le jeune dessinateur Daniel Arzola essaie de combattre à travers l’art. Né et ayant grandi au Venezuela, Arzola a lui-même été victime de discrimination dans son pays. Mais il a aussi, comme nous tous, été témoin d’une discrimination et d’une violence constante contre les communautés LGBTQI+ partout dans le monde. En 2013, cette réalité va le pousser à créer sur son blog une campagne qu’il appellera « No soy tu chiste » (« Je ne suis pas une blague ») et qui sera sur les réseaux sociaux tels que Instagram, Tumblr, Facebook et Twitter.

« No soy tu chiste » est une série de 35 dessins graphiques qui cherchent à faire comprendre que l’orientation sexuelle ne devrait pas être une source de moquerie et surtout qu’une personne exprimant sa sexualité comme il ou elle le veut n’est pas un objet d’amusement. En termes de discours, ce qui dénote dans l’œuvre d’Arzola est qu’il ne prétend pas montrer que nous sommes tous pareils, mais plutôt que nous sommes tous différents mais que nous sommes censés être traités tous comme des égaux, car la diversité fait tout simplement partie de la nature humaine.

Les dessins d’Arzola sont présentés sous forme d’affiches, ces sont des portraits très colorés dans lesquels nous voyons des visages et des corps d’individus seuls ou à plusieurs, accompagnés des messages exprimant le droit de chacun d’être libre de sentir et de vivre comme nous le voulons, mais aussi de profiter des droits qui nous sont refusés pour des raisons d’orientation sexuelle ou de genre. Ces portraits très vivants nous montrent les visages de la fierté et de la lutte mais aussi de l’oppression, des visages qui montrent le sérieux de la situation, très peu de sourires. Les couleurs et la qualité de l’œuvre attirent et appellent à parler de la beauté artistique.  Et cette beauté nous amène à la rencontre avec des paroles qui reflètent la dure réalité des milliers des personnes.

Venezuela : un pays, un contexte politique de discrimination

Cette campagne à caractère universel naît dans un contexte socio-politique et culturel bien précis. Essayer de parler de diversité sexuelle au Venezuela, le pays d’Arzola, produit un grand blanc dans nos esprits ; un blanc existant dans nos lois, dans notre culture citoyenne et dans notre histoire. L’invisibilisation historique de la communauté LGBTQI+ dans le pays a toujours eu deux faces : d’un côté, l’ignorance et la répulsion et de l’autre, l’auto-préservation et parfois la terreur. Et dans une société hétéronormée comme la société vénézuélienne, le préjugé se traduit rapidement en violence.

Être citoyen d’un pays signifie appartenir, avoir des devoirs envers sa nation, mais aussi des droits assurés par les organismes de l’État. Les lois au Venezuela sont censées atteindre toute la population sans distinction de race, sexe ou religion d’après la constitution vénézuélienne. Cependant, encore aujourd’hui la question se pose sur l’application égalitaire de ces droits. La discrimination basée sur l’orientation sexuelle d’un individu, ainsi que sur son genre biologique a – sans aucun doute – une origine socio-culturelle. Celle-ci naît d’une normativité sexuelle propre au patriarcat, et qui est renforcée par l’inactivité du gouvernement en termes du respect des lois et d’éducation citoyenne.

Certes, la constitution de 1999 a ouvert une possibilité à une protection législative des citoyens LGBTQI+. Cependant, cette possibilité est plutôt basée sur l’article 21 de la constitution exprimant que « No se permitirán discriminaciones fundadas en la raza, el sexo, el credo, la condición social… ».  Le mot sexo, compris comme les caractéristiques biologiques qui différencient les hommes des femmes, dans notre société vénézuélienne, se fond avec la définition de genre. Quand nous parlons de sexo, alors nous parlons d’hommes et de femmes comme définis biologiquement. Ce qui veut dire que, de base, ce qui n’est pas permis par ordre constitutionnel, c’est la discrimination d’une femme pour être une femme ou d’un homme pour être un homme. C’est pour cela que les mouvements et les individus LGBTQI+ continuent, et doivent continuer, à se mobiliser afin d’être reconnus en tant que citoyens et citoyennes. Car leur genre devant la loi différant de leur sexe, leur niveau de protection juridique n’est pas le même que celui du reste des citoyens et citoyennes vénézuéliens.

Tandis que pas à pas, d’autres pays de l’Amérique Latine avancent vers un traitement égalitaire de tous leurs citoyennes et citoyens, le Venezuela refuse encore la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. Même après la légalisation des unions de fait, ce droit n’atteint pas les couples homosexuels. Cette décision est basée sur les principes de « traitement égal pour les égaux et traitement inégal pour les inégaux ». C’est-à-dire, à la base, dans la constitution de 1961, les droits sociaux, de famille et de patrimoines n’étaient assurés que pour les mariages entre hommes et femmes. Par conséquent, l’extension de ces droits vers les unions de fait, peut seulement atteindre les couples formés par un homme et une femme.

Plusieurs des affiches de Arzola représentent ce côté législatif et gouvernemental de la discrimination au Venezuela et démontrent ce besoin de continuer à lutter pour le traitement égalitaire de toutes et tous. Il continue sa lutte à travers tous les biais possibles servant à construire une cyberculture où la répression a plus de mal à nous faire taire.

Daniel Arzola et son artivisme à travers les réseaux sociaux

Arzola a trouvé dans les réseaux sociaux un moyen pour s’exprimer, pour crier en liberté ce qu’il peut être dangereux de crier dans les rues ou dans les milieux politiques du Venezuela. Mais surtout il a trouvé un moyen qui lui a permis d’atteindre des milliers des personnes en à peine quelques jours. Depuis 2007, son blog arzolad devient son journal intime mais aussi partagé.  Ce site web personnel lui permet de constater les multiples possibilités que le monde numérique pouvait lui offrir : la possibilité de s’exprimer librement et la possibilité de l’échange. Ses premières publications, des poèmes et des récits courts, parlent de ses doutes et de ses questionnements sur la vie et l’identité des autres, ainsi que des siennes.

Des crimes de haine successifs au Venezuela ont fait déborder le verre déjà plein d’histoires d’intolérance et violence contre des individus LGBTQI+ partout dans le monde. Arzola, dans un rush d’indignation, a décidé de mettre en images et en mots ses sentiments et le portrait des sentiments de ceux qui, comme lui, doivent faire face chaque jour à l’intolérance et aux moqueries sans sens. Arzola publie « No soy tu chiste » dans son blog en janvier 2013 et partage immédiatement son travail sur son réseau social principal, Twitter. Le pouvoir communicationnel des réseaux sociaux, dans le cas de cette campagne, peut être résumé en chiffre : au deuxième jour, sa campagne avait atteint 400 j’aime, et 4000 en quelques semaines. Le grand avantage de Twitter pour la campagne a été non seulement la facilité d’accès mais aussi la facilité que les autres usagers ont de partager les publications et de créer et faire découvrir des tendances informatives à travers des hashtags tels que #nosoytuchiste et #imnotajoke

Les couleurs des Daniel Arzola

Le travail d’Arzola est basé sur la psychologie des couleurs. Il a pour intention de rendre sa démarche visuellement attirante depuis la beauté des couleurs vivantes comme synonyme de diversité. Il cherche également la production des émotions à travers les couleurs choisies. D’un côté, les couleurs gaies de ses dessins contrastent avec le sérieux des visages de ses portraits. D’un autre côté, l’utilisation des nuances de bleu, une couleur froide, dans beaucoup de ses portraits rend compte de la tristesse et des difficultés vécues par ceux qui sont jugés pour leur orientation sexuelle ou tout simplement pour être ce qu’ils sont. Cette couleur est aussi utilisée pour exprimer une dualité dont nous parlerons ci-dessous.

Dans son combat contre les stéréotypes, il va décorer beaucoup de ses portraits avec des fleurs et des papillons. Les fleurs très vivantes et colorées dans plusieurs de ces affiches peuvent avoir une double signification, elles sont utilisées sur les visages d’hommes comme une manière de combattre l’idée que seules les femmes peuvent se permettre ce type de décorations. Et aussi pour montrer la vie et la joie qui existent à l’intérieur de ceux qui sont réprimés, comme elles peuvent exister dans toute autre personne. Les fleurs peuvent avoir une deuxième signification étant donnée l’origine de cette campagne. L’intolérance et le manque d’acceptation a causé la mort de beaucoup d’individus des communautés LGBTQI+. Les fleurs servent à rendre hommage à ceux qui sont déjà partis mais aussi à dire que cette intolérance et la violence sont en train de nous tuer.

Plusieurs affiches exposées par Arzola présentent des contrastes de couleur et forme rendant compte de la dualité de l’être humain, avec un côté « féminin » et un côté « masculin ». Une dualité qui veut dire diversité et que nous devrions avoir le droit d’exprimer librement si nous le souhaitons. Dans nos sociétés modernes, femmes et hommes sont représentées par deux couleurs différentes : rose et bleu. Dans les dessins d’Arzola, nous voyons le jeu avec ces deux couleurs et le mélange d’éléments qui ne devraient normalement représenter qu’un genre biologique. Nous voyons des hommes maquillés, avec des boucles d’oreille et des portraits qui
superposent ce qui, dans nos esprits hétéronormés, sont les caractéristiques d’un ou d’autre genre.

L’œuvre de Daniel Arzola est aujourd’hui connue un peu partout dans le monde et elle continue à être traduite en plusieurs langues. Son travail de conscientisation contre la discrimination sur les réseaux sociaux est preuve du grand pouvoir de l’information numérisée alimentant le cyberspace. C’est grâce à ces réseaux qu’Arzola a pu faire entendre sa voix. Arzola a gagné ainsi le support des membres de la communauté LGBTQI+ internationale. Aujourd’hui, il s’associe avec un site en français géré par ses supporteurs en France : je ne suis pas une blague. Son travail lui a permis de gagner aussi une reconnaissance pour développer diverses campagnes de sensibilisation dans plusieurs pays.

 

 

Exposition « Je ne suis pas une blague ». Tours, 2017


Sources :

  • Interview avec Daniel Arzola.
  • Daniel Arzola on Breakthrough Moments & Artivism. Consultable sur https://www.youtube.com/watch?v=-4gvdFoAAog
  •  Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela, 1999.

3 Comments

  1. manon

    J’aime beaucoup la mise en perspective que tu fais entre les couleurs attrayantes de Daniel Arzola et le blanc de la législation et de la culture vénézuelienne sur les thématiques LGBTQI+. Les œuvres d’Arzola – affichant des codes graphiques résolument modernes et attractifs – attirent l’œil sur ce que l’on fait passer pour invisible dans son pays. Les couleurs utilisées et la psychologie dont tu fais part dans ton article sont très intéressantes, on observe effectivement une recherche esthétique poussée dans le travail de l’artiste.
    En s’emparant des outils contemporains, l’artiste permet ici de hisser un combat nécessaire et de montrer l’harmonie produite par la diversité. De la même manière que le Fuerza Artística de Choque Comunicativo, l’artivisme permet de dénoncer une cause en s’attaquant directement à la sensibilité des spectateurs : l’impact visuel produit par les couleurs attire et amène à s’interroger. Si dans un premier temps ce sont les couleurs qui interpellent, les mots choisis par Arzola sur ses affiches sont simples mais néanmoins porteurs d’une grande force. La simplicité supposée qui se dégage des dessins de Daniel Arzola contraste avec l’importance et la gravité des thématiques abordées.
    La beauté et la vitalité de l’œuvre d’Arzola montrent la nécessité d’adapter les lois, les mœurs et les cultures dans un monde qui ne peut plus reculer face à la défense des libertés de chacun.

  2. sarag

    Suite à la lecture de ton billet et à l’intérêt que je lui ai porté, il me semblait alors tout naturel de partager mon ressenti avec toi. J’ai trouvé la qualité de ton travail remarquable pour le développement riche et complet du thème que tu abordes ici : celui des communautés LGBTQI+ au Venezuela. À travers l’explication des lois vénézuéliennes concernant les droits et les libertés de chaque individu quant à son sexe, celles-ci démontrent clairement la situation discriminante dans laquelle se trouvent les individus LGBTQI+, du fait d’un manque de reconnaissance considérable en tant que citoyen à part entière du pays. Mais de cette injustice profonde, l’artivisme de Daniel Arzola s’impose alors avec justesse et habileté dans un combat tendant à plus d’égalité, de justice sociale et de tolérance.

    Si aujourd’hui encore, le sujet des LGBTQI+ est universellement sensible, par rapport aux violences que ces communautés continuent de subir dans le monde, l’artiste dépeint dans sa campagne « No soy tu chiste », une série de portraits à couper le souffle. En effet, ses affiches résonnent comme des messages extrêmement forts, par la puissance des couleurs qu’il assemble, et qu’il combine à une phrase courte mais judicieusement choisie et criant de vérité.

    Ainsi, d’une discrimination écrasante que peuvent connaître les individus LGBTQI+, l’artiste illustre avec intensité les souffrances de cette dure réalité mais il donne également à voir toute la beauté qui se cache derrière la diversité de l’être humain. En usant de la modernité pour contrebalancer l’invisibilisation dont sont victimes les individus LGBTQI+, Daniel Arzola permet alors à son art de s’étendre et de se diffuser à une échelle globale, grâce au recours à la cyberculture. Comme tu as pu le souligner, le maniement habile des codes, des symboles et des couleurs généralement hétéro-normés sont ici renversés par l’artiste, ce qui renforce d’autant plus une prise de conscience face aux stéréotypes imposés par la société.

    En mettant un visage sur les victimes de ces intolérances et en reprenant une certaine dualité comme source de diversité, le ton est donné par l’artiste pour plus d’égalité et de visibilité dans la lutte et la défense des droits des communautés LGBTQI+. D’une réalité dénoncée, ces portraits représentent aussi un message d’espoir, à travers une valorisation de la diversité comme plus belle richesse de l’humanité.

    Bien que de manière différente, l’artivisme de Daniel Arzola me fait aussi penser à d’autres initiatives telle que Mujeres Al Borde, un collectif transgenre colombien investi notamment dans le théâtre et le cinéma, et dont les revendications se recoupent avec celles de Daniel Arzola, pour la reconnaissance d’une plus grande diversité, tendant à davantage de droits et de liberté.

    Si cela t’intéresse, voici le site du collectif : https://mujeresalborde.org/

  3. natasha

    L’article de Milaro Reyes sur l’artiste vénézuélien Daniel Arzola est très interessant. Surtout car, face à la crise que traverse le pays et face à la truculence des derniers gouvernements de Nicolas Maduro et Hugo Chavez, nous n’arrivons presque pas (ou je peux oser dire qu’ils ne nous parviennent tout simplement pas) des informations sur les artistes du Venezuela ou sur d’autres sujets qui ne sont pas liés à l’économie ou à la politique.

    Le travail d’Arzola me semble très important pour plusieurs raisons. La première est évidente et touche toutes les personnes à l’échelle mondiale. Avec internet, il est devenu plus facile de harceler n’importe qui et de s’en tirer sans être inquiété par la justice. À ce stade, le travail de l’artiste représente une force dans la direction opposée, montrant à ceux qui sont menacés, blessés ou humiliés que de telles attitudes sont inacceptables. Même si ces victimes sont dans des endroits isolés ou dans des endroits où le mouvement LGBTQI + n’a toujours pas de force.

    Deuxièmement, le travail d’Arzola a également une importance au niveau local. Dans les situations de crise (économiques et démocratique), on peut observer que tout sujet non vital passe au second plan. Face aux questions fondamentales (comme par exemple « que va-t-on manger aujourd’hui ? »), les thèmes importants – d’ordres sociaux ou humanitaires – pour l’évolution de la société sont laissés de côté.

    Heureusement – comme l’histoire nous le montre -, c’est en période de répression que l’être humain trouve sa plus grande créativité. Daniel Arzola en est un exemple, avec ses affiches qui ne suivent pas un modèle blanc, masculin et hétérosexuel. Comme le montre l’artiste, derrière toutes les couleurs gaies qui sont si associées à la communauté LGBTQI + (partie par appropriation, partie par une image stéréotypée), il y a une tristesse (ici representée par la couleur bleue) omniprésente, provoquée par tant de batailles de tous les jours contre une société extrêmement préjudiciable.

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