La désobéissance, la résistance et l´anarchisme sont les caractéristiques, révolutionnaires pour l´époque et le milieu social, où naissait le collectif « Mujeres Creando » : la Bolivie des années 90. Cette société aux traits patriarcaux, racistes, classicistes et conservateurs avait mené Maria Galindo et Julieta Paredes à former ce mouvement féministe, artistique et politique

Ces «agitatrices de la rue » comme elles s´auto-dénomment, d´origine aymara, ouvertement lesbiennes se faisaient connaître par leurs écrits contestataires, autant par leur contenu que par leur support, les graffiti sur les murs de la ville de la Paz

 

 

LE POIDS NÉOLIBÉRAL DE LA SOCIÉTÉ BOLIVIENNE

Les années 90 signifiaient le plein boom du néolibéralisme agressif en Amérique Latine avec´application du Consensus de Washington comme politique de réduction de la taille des États et de libéralisation et privatisation des économies et des moyens de production, qui n´ont fait que renforcer les logiques capitalistes de marché, individualistes qui, au nom du progrès, prétendaient (et prétendent encore), soumettre la force de travail des personnes et les ressources naturelles.

Dans ce contexte social et politique, similaire pour presque tous les pays de   l´Amérique du Sud, la Bolivie était gouvernée par Jaime Paz Zamora, consacré comme l´homme  politique celui même qui mit en marche la loi de privatisation et qui avait été le protagoniste de  scandales en relation avec le trafic de drogues. Mais lui n´était qu´une figure de plus dans la jeune histoire républicaine de la Bolivie, qui, comme celle des autres pays de la région, avait reproduit les logiques coloniales, c´est à dire une domination blanche-métisse, masculine et où les terres et les moyens de production étaient entre les mains de quelques propriétaires.

En même temps, les relents de la lutte féministe des années 60 venant de l´occident nécessitaient, aux yeux de ce groupe, une resignification plus proche de la réalité bolivienne où  s´entrecroiseraient non seulement un discours contestataire en direction de la domination masculine sur les femmes, mais qui aborderait aussi les différences entre les classes sociales et les minorités ethniques.

LA RÉPONSE SOCIALE FACE Á L`OPPRESSION

En effet, une nouvelle réflexion qui prend en compte la condition des femmes indigènes, différente de la  femme occidentale dans sa lutte, propose, à partir du combat social dans la rue et par des actions artistiques de résistance et de protestations, de revendiquer un féminisme avec ses propres codes répondant aux problématiques de ce système en particulier, sans laisser de côté les acquis de la lutte féministe dans le monde entier et les principes qui font face au caractère structurel du patriarcat.

En ce sens, à partir de  « Mujeres Creando » qui persiste dans son militantisme en Bolivie depuis plusieurs décennies, s´est décantée un nouveau courant épistémique du féminisme : le  « féminisme communautaire ».

Celui-ci approfondit l´analyse féministe au sein des communautés indigènes d´où proviennent ses principales têtes pensantes et qui problématisent sur le double combat; d´un côté, celui des peuples indigènes présents dans toute l´Amérique, mais avec ses propres caractéristiques historiques dans l´Amérique andine, et, de l´ autre côté, la lutte féministe à l´intérieur des communautés et face aux sociétés blanches-métisses de la classe dirigeante.

Cette lutte, à travers ses différentes étapes, a utilisé des mediums alternatifs comme la performance, la littérature, le graffiti, la musique et autres. Aujourd´hui, avec les NTIC, l´espace numérique permet de rendre visible cette lutte qui utilise l´espace public (la rue) et l´espace médiatique (radio online, textes on line, site web et réseaux sociaux) pour diffuser leurs idées.

 

« MUJERES CREANDO » UNE STRATÉGIE DE LUTTE ARTISTIQUE ET POLITIQUE

C´est ainsi que le mouvement « Mujeres Creando » a développé aujourd´hui plusieurs stratégies politiques et de communication qui vont au-delà d´un simple message et qui conjuguent l´action subversive avec l´œuvre artistique. Leurs interventions créatives au sein de la ville de La Paz sont de véritables exploits, parfois clandestins, parfois publics, et qui, après vingt-sept ans, n´ont toujours pas perdu de leur force.

L´utilisation du graffiti comme recours discursif dispose de plusieurs supports sous la forme de miroirs, ou, comme on dirait dans le monde du cinéma, de « cadre dans le cadre », multipliant ainsi sa capacité d´arriver à plusieurs publics. En première instance la rue est la première scène avec toute sa puissance historique dans la contestation sociale. Comme le revendique María Galindo, la rue est    l´endroit par excellence de la présence du peuple dans sa forme de protestation la plus génuine.

C´est là que « Mujeres Creando » marquent leur identité, sur les murs, avec un lexique et un style unique qui fonctionne comme un sceau reconnu indiscutablement. Mais l´impact du graffiti dans la rue est amplifié lorsqu´il est multiplié par sa résonnance sur l´espace numérique, par ses multiples voies, créant ainsi une réticularité sans limites. Le langage est toujours le même sauf qu´il se multiplie au travers des espaces et prend de nouveaux sens en fonction de ses lecteurs et leurs cosmovisions.

Ainsi la démarche de communication d´une revendication, sous la forme d´une expression artistique telle une performance théâtrale ou l´empreinte d´un graffiti, est multipliée à l´infini au travers du discours radiophonique et du site web.

 

http://radiodeseo.com

 

http://www.mujerescreando.org/index.html

MARIA GALINDO : LA DÉSOBEISSANCE DANS LA RUE

Soy puta, soy lesbiana, soy boliviana. Solo puedo existir construyendo alianzas prohibidas entre estas posiciones discursivas y políticas que se supone que están en contradicción entre sí. Hablo desde el lugar de la tortura y la violencia, pero no para dar testimonio, sino para imaginar la felicidad desde una posición de desobediencia. »

Maria Galindo

Maria Galindo est à la tête du mouvement depuis ses débuts et n´a jamais cessé d´interpeler l´autorité. Son style provocateur est sa principale arme de lutte. Son militantisme propose une expression de la  « creativité comme un élément de lutte » et une des formes de cette créativité est le graffiti.

Elle, avec les femmes qui l´accompagnent, proposent à travers le graffiti, l´interpellation du système patriarcal ainsi que toutes les formes de violence structurelle, spécialement celle des gouvernements néolibéraux qui ont engendré pauvreté, misère et migration.

Elles contestent aussi le féminisme institutionnel venu des ONG qui, selon elles, n´a fait que reproduire le système patriarcal déjà existant, dans sa façon de conduire des politiques publiques insuffisantes et conformistes, où les militantes ont perdu l´ essence même de leur existence revendicatrice et sont devenues des fonctionnaires accommodées et fonctionnelles au système établi.

JULIETA PAREDES ET LE FÉMINISME COMMUNAUTAIRE BOLIVIEN

 

Lesbiana feminista aymara, luchadora, poeta, mujer de luchas antipatriarcales, antineoliberales y antirracistas. Julieta es considerada una de las principales exponentes del feminismo comunitario en Abya Yala. Fue integrante del Colectivo « Mujeres Creando », y actualmente participa en « Mujeres Creando Comunidad » en Bolivia

Julieta Paredes, issue également du collectif « Mujeres Creando » propose de son côté une notion plus théorisée de la militance féministe avec la catégorie de Féminisme Communautaire qu´elle développe avec Adriana Guzmán dans son ouvrage  Hilando fino desde el feminismo comunitario .

"...en una danza salvaje
que convoque a otras mujeres y éstas a otras más    hasta que seamos un batallón o un ejército de amor
que acabe con todas las miserías y opresiones       estamos buscando, buscamos todavía una mujer, que mirando aI sol no cierre los ojos..."

Fragmento del poema "Estamos buscando" 

Julieta Paredes

Le féminisme communautaire rompt avec la notion de droits individuels qui selon cette théorie sont considérés comme une vision occidentale de la défense de droits et revendiquent plutôt la construction d´un féminisme à partir d´un sujet politique collectif, en communauté. Il identifie les bases du patriarcat comme un système oppresseur de l´humanité et de la nature. Ce système a soumis tous les corps qu´il considérait inférieurs et a apprivoisé et exploité la nature à son caprice pour démontrer sa force et son pouvoir. Finalement, ce système parvient à se développer et devenir permanent car il s´impose directement sur le corps des femmes, qui sont chargés d´alimenter ce système avec la force de travail des êtres qu´elle mettent au monde, avec leur propre force de travail qui maintient le foyer, et l´appareil productif, bien des fois sans reconnaissance ni rémunération.

Cette pensée féministe prétend se démarquer du féminisme euro centrique et rejette les notions  d´égalité ou équité de genre et présente une synergie avec la lutte des peuples indígènes et opprimés du monde où elles remettent sur le devant du débat que  « la femme est la moitié de tout » dans cette lutte.

Cette construction communautaire met au centre de son processus l´utilisation du corps et de la créativité avec des expressions et revendications théâtrales, musicales, picturales ou encore, la récupération de symboles qui mettent en valeur la connexion entre le corps humain et la nature.

 

LE SANG SUR LES MURS DE LA « CASA GRANDE DEL PUEBLO »

 

Le caractère imposant de la Casa Grande del Pueblo à La Paz, représentation du pouvoir exécutif en dit long sur ce que serait devenu le gouvernement d´ Evo Morales au pouvoir depuis 2006. Si bien son projet politique à ses débuts proposait une réforme en profondeur de l´État, notamment avec une nouvelle Constitution considérée révolutionnaire mondialement par ses aspects vangardistes notamment avec l´incorporation de  la notion de « Vivir Bien », mais surtout  avec l´inclusion de tous les secteurs de la société, ceux qui, historiquement ont toujours été exclus,  malheureusement la réalité aujourd’hui ne semble pas être à la hauteur de ses promesses.

« Mujeres Creando » dénonce particulièrement la continuité d´un régime machiste et misogyne où la femme aymara a été utilisée à des fins électorales car elle a été incluse dans les espaces de représentation, mais sa la voix continue d´être sous valorisée et sa réalité quotidienne n´a pas changée et continue remplie de violence, exclusion et exploitation.

Le 27 novembre 2018, le mouvement « Mujeres Creando », au cours d´une de ses actions performatives artistiques, entache de peinture rouge les murs de l´imposant palais du gouvernement. Cet acte représente le sang des femmes des 600 cas de fémicide qui ne sont pas résolus par la justice bolivienne. Cet acte, parmi une multitude de performances protagonisées par « Mujeres Creando », une fois de plus, utilise la rue, l´espace public comme scène artistique et politique du peuple.

 

Cet acte, qui met en scène le sang de la femme choque para son épaisseur symbolique, qui, bien sûr représente les traces de la violence faite sur le corps des femmes et son résultat tangible, mais aussi la complicité silencieuse de l´État dans cette barbarie. La puissance de l´acte met en évidence la volonté de l´État, au travers de sa force « légitime », la Police, celle de taire la vérité sur le meurtre des femmes au sein d´une société qui minimise et normalise la violence sur la femme en son sein.

La façon dont l´État bolivien, comme on le voit, affronte une situation de revendication et plainte sociale faite par des femmes, se manifeste par une force brutale, directement sur le corps et la voix de la femme. A aucun moment, pendant que se déroule la performance, publiquement, en plein jour, cet acte est considéré comme une action politique mais au contraire il est immédiatement relégué à un acte criminel et ainsi permet l´intervention brutale de la police qui fait appel au lexique juridique pour se justifier.

La dimension artistique et non violente de l´acte n´est à aucun moment envisagée malgré que ce gouvernement s´auto-dénomme comme progressif, inclusif, révolutionnaire et se dit étranger aux pratiques capitalistes. Pourtant, aucun dialogue n´est possible et l´application de la violence légitime à la façon du régime libéral est évidente : lorsque l´ordre public est mis en péril, la violence de l´État est légitimée.

La force de cette performance se relie donc au féminisme communautaire qui interpelle sur le caractère violent du capitalisme qui rend invisible le sang, celui des femmes, celui des pauvres, celui des indigènes, en complicité avec l´État, cet organe fonctionnel au pouvoir économique et qui, au nom de l´ordre, a tâché ses structures du sang de ces exclus. « Mujeres Creando » se charge de rendre visible ce sang sur les murs de la Casa Grande del Pueblo, bâtiment représentatif du pouvoir.

On retrouve donc dans cette œuvre l´essence même du combat politique de « Mujeres Creando » et du féminisme communautaire qui utilisent la créativité, le corps, la mise en scène théâtrale pour interpeller le pouvoir et surtout pour dénoncer dans l´espace public, afin de faire bouger les consciences d´une société qui fait souvent la sourde oreille et préfère détourner le regard face à la violence exercée sur les corps de la moitié de sa population.