Naïel Lemoine est un photographe, écrivain, poète, militant trans/genderqueer/non binaire. Il est d’abord connu pour son travail sur et dans le milieu lesbien/gouinE telle son exposition : http://naiel.net/Dykes_cadre.htm. Depuis son positionnement de minorisé, il entremêle travaux artistiques et réflexions politiques. Il a notamment écrit et auto édité La Cissexualité, ce douloureux problème : quant les minorités viennent nommer et questionner la norme issu de l’exposition du même titre en 2013 à Marseille.

Fucking norms, fucking genders …

« Destroy gender or fucking genders pour une société non binaire » est un projet  de 2007. Il a été présenté pour la première fois en 2008 au Centre LGBTI de Paris. L’exposition est également visible via le médium internet (http://www.naiel.net/index.htm) dans la rubrique « fucking genders » http://www.naiel.net/Fucking_cadre.htm. Ces clichés photographiques dévoilent la multiplicité de corps en résistance (corps trans, corps intersexe, corps queer dont butch, etc) qui se battent contre le/s régimes qui les construisent et tendent  à prouver la fausse naturalité du système sexe/genre.

Cette multitude de portraits interroge la fluidité, le flou, la porosité des frontières entre ces « identités » en marge. Dans la veine des écrits de J. Butler, il met donc en lumière l’identité de genre comme performance sans original. Le choix du médium « internet » accroît la visibilité, la disponibilité et la diffusion de son travail.  Cette technique de présentation évoque aussi les visites virtuelles proposées par certains musées. L’exposition fait intervenir différents médiums artistiques : la photographie principalement, l’écriture avec des témoignages, puis  le dessin avec un « graphique ».

http://blog.naiel.net/index.php?post/2013/01/14/living-in-a-strange-world-1

Exposition en construction, corps en chantier

Cette exposition est représentative de son travail et de son blog en général (http://blog.naiel.net/). En ressort une embrication qui crée aussi de la plurisémioticité. C’est une triple approche :  déconstruction des identités binaires/explosion des liens et des photographies,  art/militantisme et réflexions personnelles, et enfin témoignages écrits/portraits photographiques.  Son blog révèle cette liberté et ce flou des questionnements. Son titre l’indique : « Naïel work in progress ». La mise en page et l’esthétique du site accentuent cet aspect : non fini, non catégorisable, multiple et pas forcément très lisible. C’est une image et un retour sur la construction de son parcours trans’. Quelque chose de punk ressort de ses blogs, qui renvoie à certains codes et manières de vie d’une communauté trans/gouine radicale. La défragmentation proposée aide à cette atmosphère. Le public crée son propre parcours, étant libre de circuler par archives, recherche, tags, catégories, titres d’exposition, articles récents ou choix du site.

Se réapproprier les discours et les images

Naïel propose, à travers cette exposition, un jeux de micro récits. On ouvre un livre et une histoire, et libre à nous de basculer de l’une à l’autre. L’artiste offre aux personnes trans’/queer une reprise de pouvoir sur leur propre vie, leurs images et leurs paroles. Le graphique (présent à la fin des clichés) est aussi révélateur de cette réappropriation. Il témoigne d’une importante revendication trans’ militante qu’est l’auto-définition, l‘auto-détermination et le refus des assignations. Ce ne sont plus les éternels graphiques et autres recherches scientifiques psychiatrisantes et pathologisantes sur les personnes trans’. L’autre perspective militante de ces portraits me semble celle de garder une trace de cette histoire trans’/queer. Chaque portrait est à la fois unique et relié aux autres. Ce lien est réalisé par les lianes de cordes créant une sorte d’arbre généalogique. Les personnes sont unies par une même oppression (le système hétérociscentré, binaire, sexiste, transphobe, etc) que symbolise les deux poupées genrées (rose/bleu) au centre de l’image. Par cette exposition, Naïel désacralise l’art et propose une forme de performance, de photographie théâtralisée. Lazlo Pearlman, artiste et performeur, s’est lui intéressé au bouleversement des spectateurices quand il se dénude devant elleux. Il tente de comprendre cet instant de rupture où tout semble remis en question.

https://lazlopearlman.com/home

Des Corporalités en lutte

Un face à face des corps a lieu face à l’objectif. Les portraits révèlent des personnes habillées, en semi ou complète nudité. Certaines parties du corps sont montrées et mises en valeur. Cette exposition relève de l’artivisme voire du transactivisme. D’une part, les corporalités trans’ sont visibilisées dans une dimension de résistance et de déconstruction. Sur le corps comme objet de travail, dans la continuité et prolongement de réflexions féministes, on peut citer l’artiste Justin Credible (aka Kris Grey) qui a réalisé de nombreuses performances (https://kristingrey.com/home.html).  Naïel rejette donc le double discours historique de fétichisation, d’hypersexualisation  et de médiatisation des corps transféminins (via notamment la pornographie mainstream) et d’invisibilisation des corps transmasculins. Il contre les clichés de personnes trans’ montrueuses dangereuses, psychiatrisées comme dans sa série : http://blog.naiel.net/index.php?post/2015/10/07/Monstrous-Bodies-or-Don%E2%80%99t-call-me-straight-Avril-2015. La focalisation/obsession sur les organes génitaux des personnes trans’ est également détournée. Il ne propose pas non plus un queer chic ou institutionnel. L’artiste s’insère bien dans un contexte militant trans’ français des années 2000. Les militant-e-s revendiquent d’être autoexpert-e de leurs propres parcours (de transitionS). Des combats ont lieu contre les institutions et procédures médicales qui hospitalisent, étudient, cadrent et répriment les corps trans’. C’est le cas, par exemple, de la Sofect (société de prise en charge et d’étude du transsexualisme, renommée récemment en « transidentités ») officiellement crée en 2010 mais sur une longue tradition française de psychiatrisation des corps et sexualités déviant-e-s.

https://kristingrey.com/artwork/2660428-Untitled-at-Ohio-University.html

RésistRans’et empowerment

Cette exposition est donc un lieu d’hétérotopie par la libération de la parole et des corps. La photographie est vectrice d’empowerment (sur ces dynamiques  : https://vimeo.com/110993484). Elle met en valeur les deux pratiques techno-discursives du numériqué. D’une part,  la resignification permet  une réappropriation en positif  en partant/parlant de soi sur soi.  D’autre part, le techno-graphisme aide à cette positivité avec une conversationnalisation de l’image (ou iconisation du texte). Un renversement est opéré : de victime à auteurice/acteurice, de stigmates/oppressions à une résistance, à une libération et à la création d’une culture propre.

Entre visibilité, résistance, normalisation : quelles stratégies ?

Visibilité, réappropriation de l’espace et des discours, archivage et traces sont les jalons de cette exposition artistique. Mais, de toute stratégie de positionnement naît une tension. Qu’implique cette visibilisation via le net ? Finalement, ce n’est qu’une visibilité partielle. Naïel Lemoine ne bénéficie pas de subventions ou d’aides pour ces travaux artistiques. Il travaille de manière autonome et autogéré. Son travail n’est disponible que sur ses sites et lors de quelques expositions épisodiques : centre lgbti, squats, conférences universitaires, etc. Pour ces raisons, et parce qu’il fréquente peu de milieux institutionnels/conventionnels, qu’il est minorisé et donc peu interviewé/visibilisé, il est difficile de connaître la réception de ses œuvres. Cependant, il joue un rôle important pour la communauté trans/queer. Mais, se visibiliser c’est aussi se montrer et donc, par un certain côté, se normaliser. Les corps deviennent et tendent vers une certaine « acceptabilité ».

http://blog.naiel.net/index.php?post/Moi%2C-toi%2C-nous-et-la-th%C3%A9orie-du-djendeur

Or, la culture trans-activisme/queer/féministe radicale refuse l’inclusion, l’assimilation à une structure cishétéronormé (aussi nommé cis-tem). Néanmoins, la possibilité de visibilité/ visibilisation permet d’améliorer matériellement les conditions de vie/de vécuS des personnes trans’/queer. Comment alors jouer entre visibilité et radicalité ? Comment continuer à produire une résistance, un combat contre ces normes et constamment être en réflexion/ déconstruction ? Ces stratégies de positionnement subtiles sont une particularité de l’engagement militant queer/trans radical actuel.

Et quelques liens…

Ses sites/blogs

« Entretien avec Naiel Lemoine, photographe – Observatoire Des Transidentités », s. d., https://www.observatoire-des-transidentites.com/2012/09/10/page-8290406/ (consulté le 11/02/2019).

http://blog.naiel.net/index.php?post/2010/07/07/Interview-pour-chronic-art-rubrique-QUEER-JE-07/07/2010

http://persesibi.wixsite.com/persesibi/single-post/2016/02/16/Justin-Credible-aka-Kris-Grey-effacer-la-binarit%C3%A9-des-genres-%C3%A0-travers-lart-et-la-performance