Production littéraire en langue nahuatl par La Cartonera Cuernavaca
Le mouvement cartonero au Mexique
Le mouvement cartonero au Mexique a été inauguré en 2008, d’abord avec l’apparition de la Cartonera de Cuernavaca, puis peu après avec Santa Muerte à Mexico. Les deux projets ont été inspirés par Sarita du Pérou, en particulier La Cartonera, et c’est de cette référence qu’est née l’idée de créer une maison d’édition cartonera au Mexique.
La maison d’édition Santa Muerte a été créée à partir de l’expérience de Héctor Hernández Montecinos avec les tendances poétiques les plus récentes en Amérique latine et des expériences de reliure de Yaxkin Melchy dans le cadre du projet La Red de los poetas salvajes (Réseau des poètes sauvages)
Viennent ensuite les cartoneras mexicaines de la génération suivante, parmi lesquelles La Verdura, La Regia, La Rueda, La Ratona, Iguanazul, entre autres. Beaucoup de ces nouveaux éditeurs ont demandé conseil à La Cartonera Cuernavaca; tandis que les projets inspirés par les travaux de Melchy à Santa Muerte et La Red de los poetas salvajes ont conduit à l’apparition de cartoneras tels que Kodama, Cohuiná, Tegus et Orquesta Eléctrica.
Dans les différents pays d’Amérique du Sud les carotoneras fondateurs utilisaient le nom de femmes ou des mots de sexe féminin. Dans certains cas mexicains, on utilisait des mots et même des phrases ne faisant pas référence à la féminité. Cette tendance s’est accentuée chez la troisième génération de carteras mexicains, tels que: Del Ahogado El Sombrero (qui tire son nom d’une chanson), ou Bakchéia, Nuestro Grito, Pachukartonera, etc. Il convient de noter qu’actuellement, le nombre d’éditeurs de livres a augmenté et que le Mexique est le pays qui compte le plus grand nombre d’éditeurs de ce type dans le monde.
La Cartonera Cuernavaca
La maison d’édition La Cartonera, qui se définit comme « une maison d’édition indépendante, artisanale et artistique » est née en 2008 et a été fondée par le français Dany Hurpin et la mexicaine Nayeli Sanchez dans la ville de Cuernavaca, capitale de l’État de Morelos.
La production des livres se déroule dans des ateliers situés dans le Centre Culturel de La Casona Spencer à Cuernavaca. C’est un lieu où ont lieu différentes activités telles quecycles de cinéma, festivals, conférences, causeries, danse, concerts, théâtre, expositions et ateliers, etc.
L’atelier de fabrication de livres est ouvert au public mais aussi avec le groupe d’artistes locaux qui collaborent avec La Cartonera: Cisco Jiménez et Lalo Lugo, Efrén Galván, Victor Gochez, Victor Hugo Sanchez R., Gilda Cruz, Mafer Rejon, Lupita Arenas et Jan Bonsema font partie du groupe de collaborateurs.
Cuernavaca, « la ville du printemps éternel », est depuis plusieurs années un refuge pour plusieurs artistes nationaux et internationaux, peintres, sculpteurs et écrivains, etc. Par exemple, c’était la résidence de la chanteuse costaricienne Chavela Várgas, de Helena Paz Garro, ou d’Alfonso Reyes, etc. D’autre part, il y a aussi beaucoup de production artistique locale, de nombreux artistes sont originaires de cette région et plusieurs de ces artistes collaborent avec Cartonera dans des ateliers collaboratifs, à la fois dans la partie graphique pour peindre les couvertures et dans la rédaction des textes.
Le catalogue de la Cartonera compte 60 titres, avec quelques rééditions qui font un total de 90 éditions. Les écrivains viennent du Mexique, de France, du Portugal, d’Angleterre et du Brésil. Parmi les genres littéraires, il y a principalement : la poésie, la narration, les essais, la littérature pour enfants, les graphiques, le théâtre et les chansons.
Pour chaque titre, nous pouvons trouver entre 120 et 150 exemplaires, avec une couverture différente et chaque livre se vend entre $120 et $150 MXN (salaire minimum quotidien au Mexique : 102,68 MXN)
Parmi les lieux de vente des cartoneras de cette maison d’édition se trouvent:
Cuernavaca. Mexique. La Rana de La Casona.
Morelia. Mexique. Librairie. El traspatio.
Oaxaca. La Jícara. Casa de las editoriales independientes.
Puebla. Mexique. Profética, Casa de la lectura.
Tepoztlán. Mexique. La Sombra del Sabino.
Paris, France. Cien Fuegos Librería.
Paris, France. L´Harmattan Librairie International.
Paris, France. Librairie Palimpseste.
Les différents contextes
La crise économique vécue par l’Argentine au début des années 2000 a engendré la naissance de la première cartonera. Au Mexique la situation a été différente. L’arrivée de ce nouveau concept éditorial est sans aucun doute liée au contexte artistique dans lequel il a été inséré et a conduit à son développement et à sa pérennité depuis plus d’une décennie. La Cartonera Cuernavaca est actuellement une référence nationale et internationale pour la participation à des événements et des réunions dans différents pays d’Amérique latine et d’Europe.
Pourquoi dis-je que les origines des cartoneras au Mexique, en général, ne surviennent pas nécessairement à un moment économique particulièrement critique dans le pays? Parce que dans le contexte historique du Mexique et selon le magazine du Forum international en 2015,
« …le gouvernement de Felipe Calderón a connu, l’inflation la plus faible de l’histoire du pays, une accumulation record de réserves internationales et une dette public stable. » Reynaldo Yunuen Ortega Ortiz et Ma. Fernanda Somuano Ventura, « El periodo presidencial de Felipe Calderón Hinojosa », Foro Internacional, vol 55. no. 1 México janvier/mars 2015
Situation généralement favorable, si l’on prend en compte la crise financière mondial de 2008, qui a fortement affecté d’autres pays.
Le Mexique est un pays immense, avec de nombreux contextes, des contrastes si forts, une situation économique très inégale : des États très industrialisés et modernisés avec une grande mobilité dans la production de biens et de services et en opposition des États dans lesquels il n’y a pas beaucoup d’opportunités d’emploi. Il y avait des groupes de trafic de drogues très importants et puissants qui ont fait beaucoup de dégâts dans le pays. Le gouvernement a essayé, en vain, de les stopper. C’était une période très difficile et violente pour le Mexique.
Mais en même temps, le Mexique est un pays avec une très riche diversité culturelle dans beaucoup domaines et à tous les niveaux, à la fois populaire et académique, etc. Dans le domaine littéraire, par exemple, il existe de grands centres éducatifs et universitaires, un grand nombre de propositions et de productions littéraires, de grands écrivains, mais une grosse partie de la population n’a pas l’habitude de lire.
Une grande diversité linguistique
Il est nécessaire de souligner la diversité linguistique du Mexique. Selon l’Instituto Nacional de lenguas autóctonas, (Institut national des langues autochtones), il existe 68 langues autochtones, avec 364 variantes linguistiques et un total de près de six millions de Mexicains parlant certaines de ces langues.
Le nahuatl est la langue la plus parlée au Mexique, après l’espagnol, avec plus de 1,5 million de locuteurs et il existe jusqu’à 20 variantes régionales au Mexique. À l’heure actuelle, les États où les peuples de langue nahuatl sont le plus nombreux sont Puebla, Veracruz, Hidalgo, San Luis Potosi, Tlaxcala, État de Mexico, Morelos, Guerrero, Tabasco et, dans une moindre mesure, la présence de communautés de langue nahuatl à Durango, Nayarit, Jalisco, Colima, Michoacán, la Ville du Mexique et Oaxaca. Mais il existe aussi des variantes de la langue nahuatl au-delà des frontières, au Nicaragua et au Salvador, où le pipil est parlé, une variante du nahuatl.
Au cours des dernières décennies, des efforts ont été déployés à différentes échelles pour promouvoir, étudier et sauver les langues autochtones, en particulier le nahuatl et le maya. Par exemple, à partir de la politique nationale en matière d’éducation, l’année dernière, des manuels gratuits ont été produits et distribués dans 64 langues autochtones aux élèves du primaire de différentes communautés du pays. Les enseignants qui parlent ces langues autochtones ont participé à l’élaboration de ce matériel pédagogique, en plus de la participation d’établissements d’enseignement supérieur tels que le Centre de recherche et d’études supérieures en anthropologie sociale, l’Universidad Pedagógica Nacional et l’Universidad Nacional Autónoma de México, coordonné par la Dirección General de Educación Indígena.
Ces livres sur l’enseignement primaire dans la soi-disant « éducation autochtone » ont été publiés dans les langues suivantes: Amuzga de Guerrero, Chantina de Zenzontepec, Oaxaca et d’Usila, Oaxaca; Chontal de Tabasco, Hñahñu de Hidalgo, Maya de Campeche, Quintana Roo et Yucatan; Mazateca de San José Independencia, Oaxaca; Náhuatl de Guerrero; Purépecha de Michoacán, Tének de San Luis Potosí; Chol de Chiapas et Tabasco, Chinateca de la Sierra de Juárez, Oaxaca; Hñahñu de Tolimán, Querétaro; Huichol de Jalisco, Nayarit et Durango; Mayo de Sonora et Sinaloa; Mazahua de l’État de México et Michoacán; Mazateca de San Pedro Ixcatlán, Oaxaca; Mazateca de Huautla de Jiménez, Oaxaca; Mixe Güichicovi d’Oaxaca; Náhuatl de Tehuacán, Puebla; Mixe du centre d’Oaxaca; Náhuatl du Nord de Puebla; Mixteca de Jamiltepec, Oaxaca; Tlapaneca de Guerrero; Mixteca du Nord d’Oaxaca; Tojobal de Chiapas; Tarahuamara de Chihuahua; Totonaca de Huauchinago, Puebla; Totonaca de Huehuetla, Puebla; Triqui de Chicahuaxtla, Oaxaca; Totonaca de Veracruz; Náhuatl de la Huasteca, Hidalgo, San Luis Potosí et Veracruz; Tepehuana de Durango; Tsotsil de Chiapas; Zapoteca de Villa Alta, Oaxaca; Zapoteca du Sud d’Oaxaca; Popoluca de Veracruz; Zoque d’Ocotepec, Chiapas et de Copianalá, Chiapas; Hñahñu de l’État de México.
Cette initiative gouvernementale fait écho à l’influence et à la valorisation de plus en plus présentes des langues autochtones, dans les domaines universitaires, aux niveaux national et international, puisqu’il existe un réseau consolidé d’études historiques et linguistiques du nahuatl, ainsi que descommunautés qui maintiennent leurs formes traditionnelles de communication et de vie, clairement comme toute langue vivante, avec plusieurs changements. Mais il y a aussi la discriminationqui continue de faire irruption dans certains secteurs de la population. Et d’autre part, il y a l’usage presque « commercial » de cette « mode » du traditionnel et de « l’original ».
Kosamalotlahtol (arc-en-ciel du mot) Arc-en-ciel de la parole
Parmi les propositions particulièrement bien réalisées et fructueuses qui ont été faites ces dernières années, on peut citer: Kosamalotlahtol :Arcoiris de la palabra (Arc-en-ciel de la parole). Il est né du projet La Cartonera de Cuernavaca et constitue une collection de libres cartoneros bilingues nahuatl-espagnol, qui compte jusqu’à présent 4 volumes.
Dans le cadre de la Feria del libro en nuestra lengua materna(Foire du livre dans notre langue maternelle), à Xoxocotla, État de Morelos, le projet Kosamalotlahtol a été créé dans le but de motiver la création, l’écriture, en langue nahuatl et de rendre visibles les traditions, les coutumes, les légendes, la poésie et les chants des peuples autochtones.
http://Foire du livre dans notre langue maternelle, Xoxocotla 2019
Il s’agit d’un appel ouvert au public, ce qui est fondamental, et où chacun peut participer, écouter et commenter ses propres créations, ou raconter collectivement des histoires, des légendes, des chansons ou des traditions de sa propre communauté. C’est un grand événement qui a lieu chaque année et qui propose conférences, présentations musicales, poèmes, chansons, gastronomie, théâtre, etc. Tout ceci sert à mettre en valeur la culture autochtone.
“Ma xipohuacan tozazaniltin, ma ticnahuatlahtoltemiquican”
(Racontons nos histoires, imaginons en langue nahuatl)
Marco Antonio Tafolla Soriano dans le page Facebook: Amoxilhuitl in Tonanyoltlahtol Xoxokotlan Altepetl
L’écriture de ton billet a particulièrement attiré mon attention pour les résonances que celle-ci a eu avec mon propre travail. En effet, même si mon article relaie le fruit d’une production artistique cyberculturelle, la thématique de la culture indigène, et plus précisément au Mexique, se retrouve alors en lien direct avec mon sujet. C’est une des raisons pour laquelle je me suis intéressée à ton travail car celui-ci a été source d’enrichissement personnel, me permettant de découvrir un aspect de l’art mexicain que je ne connaissais pas : celui des Cartoneras au Mexique, pourtant florissant dans le pays puisqu’il compte, comme tu le soulignes, le plus grand nombre d’éditeurs de Cartoneras dans le monde.
En faisant référence à la Cartonera Cuernavaca, comme première maison d’édition dans ce style au Mexique, de bien des manières, celle-ci m’ait apparu unique en son genre. Tout d’abord, à l’inverse d’autres Cartoneras latino-américaines, j’ai été étonnée d’apprendre que l’émergence de ce mouvement, en 2008, survint lors d’une période relativement stable pour le pays, alors que cette même année représente pour bien d’autres pays, une crise financière importante. De la même façon, si la Cartonera Cuernavaca renvoie à un style varié de genres littéraires provenant d’écrivains aux horizons multiples, le prix de ces ouvrages renforce quant à lui, ma pensée selon laquelle cette maison d’édition reste exceptionnelle. Effectivement, avec un prix supérieur au salaire moyen mexicain, les œuvres de cette maison d’édition semblent aller à contre courant du principe même des Cartoneras, dont le but repose sur une plus grande accessibilité à la culture pour l’ensemble de la population.
Toutefois, au-delà du coût élevé que peuvent représenter les ouvrages de la Cartonera mexicaine, celle-ci s’inscrit dans une démarche de revalorisation de la culture indigène, à travers le projet Kosamalotlhatol qui est, comme tu l’expliques, une collection de livres cartoneros bilingues nahuatl-espagnol pour donner l’envie d’écrire en langue nahuatl et rendre ainsi visible, les traditions, les coutumes, les légendes, la poésie et les chants des peuples autochtones. En ce sens, la maison d’édition partage le même souhait que celui de Gabriela Badillo (dont j’ai présenté son travail dans mon billet). À travers l’initiative de l’artiste, sesenta y ocho voces, sesenta y ocho corazones, son but est de visibiliser et de revaloriser la culture indigène au Mexique, par le biais d’une série de mini-contes reprenant en vidéo certains mythes et traditions orales provenant de diverses cultures indigènes. Narrés dans leur langue originale et sous-titrés en espagnol, les vidéos sont ainsi accessible à un large public (grâce à l’usage du bilinguisme) et rappellent la volonté de Gabriella Badillo de retranscrire depuis l’oralité, les multiples réalités et cosmovisions indigènes afin que celles-ci ne tombent pas dans l’oubli.
Par conséquent, face à la discrimination au Mexique que les populations autochtones ont subi au fil du temps, il me semble indispensable que de telles initiatives existent et soient entreprises dans toutes les formes d’art possible, afin de refléter et d’illustrer toute la beauté qui se trouve au cœur des cultures indigènes. En écho à sesenta y ocho voces, sesenta y ocho corazones, le projet de Kosamalotlhatol permet donc à son tour une meilleure visibilisation et valorisation de la culture indigène.
Ce billet sur la Cartonera de Cuernavaca a attiré mon attention car la préservation des langues autochtones est un sujet qui m’intéresse beaucoup. Après avoir lu ton article je me suis rendu compte que la logique de cette cartonera est un peu différente des autres que je connaissais. Comme tu l’expliques bien, “La cartonera de Cuernavaca” est née dans un contexte politique et économique différent de ceux des autres pays de l’Amérique Latine, mais ses fondateurs ont vu dans son modèle de fonctionnement et de financement une opportunité de mettre en place une stratégie d’organisation similaire mais avec un but de préservation de la culture autochtone et comme une opportunité de la valoriser en publiant des livres en langue Nahuatl-Espagnol.
Un autre aspect que je trouve intéressant de cette cartonera est que les coûts des livres ne sont pas aussi accessibles que ceux des autres cartoneras. Selon ta publication le prix d’un livre est supérieur au salaire minimum mexicain. Tu as dit dans ton billet que : “chaque livre se vend entre $120 et $150 MXN (salaire minimum quotidien au Mexique : 102,68 MXN)” ce qui, à mon avis, change la donne par rapport au concept de Cartoneras que je connaissais.
Par exemple, en Argentine les cartoneras permettent que la littérature soit plus proche des moins favorisés en offrant des livres à un prix beaucoup plus accessibles que ceux des maisons d’éditions traditionnelles. Dans ce cas, pour pouvoir accéder aux livres en langues autochtones, il faut faire un investissement important. A mon avis, ceci ne bénéficie pas aux membres des communautés indigènes bien qu’ayant une valeur inestimable par rapport à la préservation de leur culture. Penses-tu que leur stratégie est plutôt concentrée sur la préservation et la promotion de la langue Naguathl ?