Nada de lo que me digan me va a alejar de la calle, sé encontrar la esperanza en las calles, entre los borrachos y las putas, sin irme mas allà buscando el cielo…
Collectif, Manifeste de Sarita Cartonera
Remarquable exemple de conciliation entre revalorisation de la culture populaire urbaine, positionnement politique anti-autoritariste et négociation avec les espaces culturels institutionnels, Sarita Cartonera est la première maison d’édition cartonera péruvienne et la deuxième à être fondée, après Eloisa Cartonera.
Elle est née à Lima en 2004, fondée par Milagros Saldarriaga et Tania Silva, deux jeunes diplômées de la faculté de littérature de l’Université San Marcos. Un an avant, Milagros Saldarriaga rentre dans une librairie à Santiago de Chile et découvre un des livres de carton d’Eloisa Cartonera, fondée en 2001 à Buenos Aires. Touchée par l’initiative d’Eloisa Cartonera, elle ramène l’idée à Lima, où elle fonde Sarita Cartonera avec l’aide d’autres diplômés en littérature.
Par la suite, Jaime Vargas Luna s’unit au projet et en devient l’éditeur général. De nombreux collaborateurs se succéderont au cours des années. Dans une phase successive, l’éditeur sera Renzo Farja, jusqu’à sa mort en 2015, qui correspond aussi à la fin des publications de la maison. L’histoire de la fondation de Sarita Cartonera témoigne de la circulation latino-américaine et du succès des livres d’Eloisa Cartonera juste deux ans après de sa fondation. Cette réappropriation de l’idée proposée par Eloisa Cartonera ne sera que la première d’une longue liste : dans la décennie qui suit, les maisons cartoneras s’étendront non seulement en Amérique Latine, mais dans le monde entier.
Les membres de Sarita suivent donc l’exemple d’Eloisa Cartonera, en reprenant beaucoup d’aspects. Comme Eloisa Cartonera, Sarita fabrique des livres avec une couverture en carton acheté aux ramasseurs de carton de Lima. L’activité de l’association est à but non-lucratif et les textes publiés ont été cédé par les auteurs sur le principe du copyleft. La fabrication des livres est réalisée pour la plupart par des jeunes, issus des quartiers populaires, parfois eux même cartoneros. Il s’agit d’un projet communautaire, c’est-à-dire qu’il cherche à créer des réseaux de collaboration entre différents acteurs sociaux – artistes, jeunes, écrivains, éditeurs – dans le but de créer des livres qui soient à la fois économiques, attractifs et de haute valeur littéraire. Toutefois Sarita ne se limite pas à transposer à Lima le modèle d’Eloisa et présente un caractère propre et original, en lien avec et en réaction à la réalité où elle est née.
La création de Sarita Cartonera est inextricable de la réalité sociale limeña et de sa culture. La revendication du caractère populaire et minoritaire de l’initiative trouve ses racines dans la culture chicha, fruit du mélange varié de cultures et influences que l’on retrouve dans cette métropole. Le renvoi à cette culture métissée et populaire est déjà visible dans le nom, qui fait référence à Santa Sarita Colonia, figure populaire iconique, protectrice des individus aux marges de la société, qui est choisie comme patronne symbolique du projet. Le caractère populaire est ainsi bien visible dans le manifeste de Sarita Cartonera, disponible dans l’ouvrage Abc de las editoriales cartoneras en América Latina, édité par Ksenija Bilbija.
Le manifeste commence par une déclaration poétique. Si au début c’est Sarita qui parle en première personne, le « je » se transforme en « nous », laissant entendre le caractère collectif et l’ambition communautaire du projet. L’association se revendique comme « chusca », un terme normalement insultant, qui pourrait se traduire comme « batârde », dans le but de resignifier le mot et revaloriser une culture urbaine mixte et sans « pedigree ». En ce qui concerne le manifeste, d’autres points intéressants sont le refus de la distinction entre culture populaire et culture haute, le rejet du canon artistique, lequel a « toujours laissé de côté ce qui ne s’adapte pas à ses règles ». Enfin, à la volonté de renouveler les codes ouvrant les portes à de nouvelles voix, se rajoute la revendication de l’implication social du projet.
Le contexte : une initiative qui donne des réponses à une situation spécifique
À Lima, la situation culturelle en 2004 est très différente de celle de Buenos Aires, de là vient en partie l’unicité de Sarita Cartonera, qui a dû adapter ses objectifs et ses modalités d’intervention. À Buenos Aires il y avait d’abord une culture de la lecture plus développée et donc, une plus forte demande. En revanche, en 2004 le taux d’analphabétisme au Pérou était encore autour de 10%. Les péruviens lisent en moyenne 0.86 livres par an, ce qui fait du Pérou un des pays d’Amérique Latine qui lit le moins. De plus, le prix d’un livre demeure jusqu’à aujourd’hui extrêmement élevé. On parle d’entre 40 et 70 soles en moyenne pour un livre, c’est-à-dire entre 14 et 20 euros, alors que le salaire moyen aujourd’hui est de 250 euros par mois. C’est pour cela que Sarita Cartonera ne cherche pas seulement à rendre la lecture abordable pour tous. Malgré le fait que les livres de Sarita soient économiques, ils restent quand-même plus chers que des livres pirates que l’on retrouve dans plusieurs marchés informels de la ville, comme celui très connu de la Avenida Grau.
Il ne s’agit pas simplement de créer des livres économiques, mais des lecteurs. Mais comment provoquer cela ?
Les premières années de Sarita Cartonera sont marquées, outre la production des livres cartoneros, par une importante activité pédagogique, visant à rapprocher les jeunes des livres. En 2005 Sarita Cartonera lance les projets Lumpa (Libro, un modelo para amar) et Sarita Cultur. Dans ces ateliers on lit et commente les livres collectivement et ensuite les participants doivent construire leur propre livre en carton à partir d’une interprétation personnelle de l’ouvrage lu. Ces initiatives témoignent de la volonté de rendre la lecture et la culture quelque chose de tangible, de parlant, d’enraciné dans la vie des péruviens, ce qui était loin d’être le cas à ce moment.
La naissance de Sarita Cartonera est surtout à entendre comme une réponse à la situation de stagnation culturelle que la ville de Lima vit en ce moment, héritage de la décennie du gouvernement anti-démocratique et répressif de Fujimori, terminée en 2000. À l’époque de la fondation de Sarita Cartonera, il existe à Lima moins de 20 librairies officielles et moins de 10 galeries d’art. Mais ce n’est pas un problème qui touche seulement les circuits officiels : les circuits de la contre-culture sont également peu développés. La décennie fujimoriste se caractérisa par la mise en œuvre d’une libéralisation de l’économie très poussée, mais aussi par la violence de l’État et un climat de peur diffusé. Nous rappelons les nombreux massacres, notamment dans des universités, dans le cadre de la guerre civile qui s’achève en 1992. Durant cette période, les médias sont fortement contrôlés par le gouvernement et le débat public limité. Se développe ce que l’on appelle la « prensa chicha ». Les nombreuses émissions sensationnalistes, de douteuse qualité journalistique, sont utilisées pour attaquer les adversaires politiques de Fujimori et dévier l’attention publique. Plusieurs institutions sociales sont aussi éliminées. Tous ces facteurs ont compromis le développement culturel péruvien et empêché la naissance d’une littérature alternative.
La fondation de Sarita Cartonera est à inscrire dans la conjoncture politique favorable qui suit cette période. En 2004, le gouvernement de Alejadro Toledo essaye d’inverser cette tendance à l’appauvrissement culturel, notamment par le biais de deux lois : la Ley de democratización del libro (2003) y de Fomento de la lectura (2004). Toutefois, le modèle éditorial au Pérou reste encore fortement influencé par l’Europe et éloigné de la réalité du public péruvien, pensons seulement au prix des livres. La circulation interne des ouvrages latino-américains est d’ailleurs très faible : les seuls ouvrages d’auteurs latino-américains que l’on retrouve dans les librairies ont été publié en Espagne par les grandes multinationales de l’édition. Le défi que Sarita Cartonera décide de relever est donc très ambitieux, elle cherche à créer un nouveau modèle éditorial et à renouveler le canon littéraire péruvien.
Ligne éditoriale et stratégie : négocier pour le changement
Sarita Cartonera a été très active pendant les premières quatre années de sa vie : jusqu’en 2008 elle a publié autour de 50 titres avec un tirage de 300-400 exemplaires chacun. Au début, son but était de faire connaître les jeunes auteurs péruviens encore inconnus (Jorge L. Chamorro, Paul Guillén, Romy Sordomez, Carlos Yushimito…). Ensuite, l’offre s’étend à des ouvrages latino-américains d’auteurs déjà connus et publiés (Oswaldo Reynoso, Mario Bellatin, César Aira..), dans le but de valoriser la littérature latino-américaine et de la faire circuler. En ce sens, Sarita crée un réseau d’éditions cartoneras latinoaméricaines, s’alliant avec Eloisa Cartonera et la bolivienne Hierba Mala. En analysant les ouvrages et les auteurs publiés, nous retrouvons des voix subalternes, dissidentes et engagées : contre l’autoritarisme, pour le féminisme et les minorités sexuelles. Dans son catalogue figurent les noms de Luisa Valenzuela, Ricardo Piglia, Pedro Lemabel, Margo Glantz et Patricia De Souza. Ainsi, nous pouvons considérer la ligne éditoriale de Sarita Cartonera comme un vrai acte de positionnement politique.
Sarita Cartonera a sans doute bénéficié d’une réception très positive et d’une importante reconnaissance institutionnelle. À la différence d’autres maisons cartoneras, qui n’ont pas accepté les donations et l’aide des organisation publiques, Sarita Cartonera a eu, dès le début, l’appui financier de la Mairie de Lima, de l’Agence espagnole pour la coopération internationale au développement (AECID) et du Bureau de coopération de l’ambassade de Belgique. Ses publications étaient publicisées par les journaux, à côté de celles des grandes maisons d’édition. Ses livres sont distribués, outre que dans les universités, les festivals, les associations et les foires du livre, dans des librairies tout à fait classiques. Bien qu’en travaillant depuis les marges et toute en restant un projet minoritaire et précaire, Sarita Cartonera a su négocier une place au sein de la vie culturelle limeña, en dialoguant avec les institutions et en profitant du contexte politique propice.
L’héritage de Sarita
Avec le recul qui nous est permis par le fait que la maison a désormais cessé de publier, nous concluons avec un bilan de l’activité de Sarita Cartonera. Comme le dit dans cet entretien Milagros Saldarriaga, Sarita Cartonera peut être fière d’avoir renouvelé le canon littéraire péruvien et impulsé la publication de nouveaux auteurs. Cela surtout grâce à la validité de sa proposition éditoriale. De plus, son apport à la revitalisation du panorama culturel limeño est incontestable : il y a aujourd’hui au moins 9 maisons cartoneras à Lima. Cette explosion se doit en grande mesure à Sarita, la maison cartonera « chusca » qui a su apporter un souffle d’air frais dans la Lima post-Fujimori, en contribuant à introniser cette ville en tant que capitale de la culture vibrante et multiple des rues péruviennes.
Pour en savoir plus…
Kunin, Johana. « La multiplicación de las editoriales cartoneras latinoamericanas: análisis de un caso de apropiación/es de sentidos », 2013.
Schwartz, Marcy. Public Pages: Reading Along the Latin American Streetscape. University of Texas Press, 2018.
Sobre edición. « Sarita Cartonera: Experiencia de un proyecto literario, comunitario y solidario ». Sobre Edición, 15 nov. 2006. En ligne. Internet. 10 févr. 2020. Available: https://sobredicion.wordpress.com/2006/11/15/sarita-cartonera-experiencia-de-un-proyecto-literario-comunitario-y-solidario-2/
Je trouve cela incroyable. Cette cartonera démontre une revendication non seulement culturelle et artistique, mais aussi toujours inscrite dans un contexte politique.
Sous le gouvernement fujimoriste libéral et répressif, la cartonera Sarita a su impacter le silence et la léthargie culturelle d’une Lima engourdie par le contexte politique. Elle a bousculé les hiérarchies de classes importantes au Pérou, en abolissant l’idée d’une culture populaire et d’une culture “de la haute”, et en illustrant l’art de la ville de Lima. Ce projet éditorial nous démontre que populariser l’art et la culture, c’est remettre en questions tout un système socio-politique invalidant les différences de classe et en faisant la promotion de l’union des citoyens péruviens.
De plus, Sarita cartonera a su actualiser son projet, en gardant toujours le même objectif. Sous Alejandro Toledo, elle a crée un modèle péruvien, puis et latino-américain afin de promouvoir une culture sous le joug de l’Europe, dont le rayonnement artistique tapissait dans l’ombre les artistes péruviens et plus largement latino-américains. Cette cartonera s’est alors battu pour la même cause : mettre la lumière sur les formes d’arts et de littérature injustement invisibilisées.
Au-delà d’un projet artistique, il est question d’une véritable revendication de la culture et un engagement politique puissant, favorisant la libération de la parole des voix subalternes, dissidentes et engagées contre l’autoritarisme, revendiquant les droits des femmes et des minorités sexuelles.
Superbe présentation, merci !