Chaque fin d’année dans la seconde plus grande ville du Mexique a lieu la Feria Internationale du Livre de Guadalajara (FIL). Organisé depuis 34 ans par l’Université de Guadalajara, cet évènement est le plus grand regroupement du monde éditorial latino-américain. Si elle prend la forme d’un festival culturel, la FIL est également un lieu de rencontre d’affaires pour l’industrie du livre, qui réunit des professionnels du monde entier.
Parallèlement, dans cette grande ville aux nombreux centres d’attraction culturels, s’est développé un mouvement éditorial à contre-courant des circuits classiques et officiels. La Rueda Cartonera est l’une des premières maisons d’édition Cartoneras de Guadalajara. Elle fut créée six ans après l’installation du premier éditeur cartonero sur le continent, Eloisa Cartonera en Argentine (2003).
La Rueda Cartonera est créée dans un contexte d’explosion des Cartoneras en Amérique latine. Ces dernières se développent dans un premier temps dans les pays d’Amérique du Sud (Sarita Cartonera au Pérou, Animita Cartonera au Chili, Mangragora Cartonera en Bolivie…), puis se multiplient au Mexique. Désormais, avec le Paraguay et l’Argentine, le Mexique est le pays où il existe le plus grand nombre de Cartoneras.
Il convient de rappeler que le Mexique est l’un des deux plus grands pôles culturels du continent avec l’Argentine. L’entreprise éditoriale mexicaine a néanmoins évolué sous le modèle économique capitaliste, laissé en marge de nombreux formats artistiques. Au début des années 2000, on a assisté à la prolifération d’initiatives mettant en lumière des textes et des auteurs dont les idées et le talent étaient absents sur le marché classique du livre.
Inspiré par le travail d’autres Cartoneras au Mexique et dans les pays voisins, et par volonté de faire partie du mouvement cartonero latinoaméricain, Sergio Fong avec deux de ses amis, Lorena Becker et Fernando Zaragoza créént La Rueda Cartonera en 2009.
La Rueda n’est pas le premier projet de Fong. Il est l’un des personnages les plus importants des mouvements contre-culturels de Guadalajara depuis les années 1980. Dans une interview donnée dans le journal Pagina 24, il explique que le nombre de maisons d’éditions indépendantes avaient commencé à exploser dans les années 1990, avant que les Cartoneras existent. A cette époque, il s’était associé avec deux amis pour monter le projet Alimaña Drunk. Cela lui avait permis de publier son propre livre de poèmes : Con un cuello de botella rota.
Aujourd’hui, il existe presque une dizaine de Cartoneras à Guadalajara. Chacune d’entre elles a des particularités mais toutes partages des caractéristiques communes : elles produisent des livres à bas coût, à partir de carton réutilisé, elles ne perçoivent pas de soutien financier de la part du gouvernement, évoluent avec un faible budget et elles sont indépendantes du marché éditorial.
Un projet social
La Rueda Cartonera est plus qu’un éditeur, c’est un collectif basé sur le principe de communauté et d’échanges. Les livres qui sont cousus et dont les couvertures en cartons sont peintes à la main, ont pour objectif de circuler, de mains en mains et non pas de rester stockés. Le but est de favoriser la proximité et les échanges entre auteurs et lecteurs. On est davantage dans une logique de partage que dans celle du consumériste. Les auteurs qui publient au travers de La Rueda ne cherchent pas le succès économique mais souhaitent davantage partager leur art et leurs idées avec ceux qui s’y intéressent. Les auteurs amateurs se forment en confrontant des avis et des critiques constructives avec leur public.
La Rueda Cartonera est un projet innovant qui a su se développer au fil des années. Son aspect communautaire s’est traduit par l’ouverture de La Rueda Libros y Café, lieu où est organisée la majorité des évènements de la Cartonera (ateliers d’écriture et d’autoédition, etc…). A partir de La Rueda s’est également développé radiocarton ainsi qu’une plateforme internet qui regroupe tout un réseau d’éditeurs cartoneros à travers le monde. L’idée est de mettre à disposition du réseau de Maison d’édition Cartoneras à travers le monde, les textes publiés par La Rueda, pour qu’ils puissent repris par d’autres maisons d’édition s’ils leurs plaisent.
La Rueda Cartonera, en tant que précurseure du mouvement à Guadalajara, a d’ailleurs été un espace de formation pour de nouveaux éditeurs cartoneros qui ont par la suite créént leur propre maison d’édition indépendante dans la même ville. Parmi elles, on reconnaît Ediciones Sediciones, Viento Cartonero, Ediciones El Viaje…
Sergio Fong ne voit pas les autres Cartoneras comme de la concurrence, mais se satisfait au contraire du fait que la pratique de l’autoédition indépendante se répande et que les personnes qui publient en dehors des circuits de diffusion classique se multiplient. Sur le site de La Rueda, on peut d’ailleurs voir l’actualité de différentes Cartoneras au Mexique et dans d’autres pays.
La dimension écologique du projet renforce son caractère social puisque l’on réutilise et revalorise les cartons ramassés et revendus par les cartoneros dans les rues. Comme le souligne S.Fong, le plus intéressant est finalement, davantage le processus de création qui se fait dans le partage et l’échange, que le résultat en lui-même.
Un projet politique
Le projet de Sergio Fong et ses amis se positionne explicitement comme une démarche marginale et résistante face à l’entreprise de l’édition, dont l’une des bases est de « mandar a la chingada al, entre comillas, “editor”, a quién yo llamaría más bien hacedor de libros ». Selon lui publier des livres cartoneros c’est se positionner en dehors du système.
Le principe des cartoneras offre une liberté qui permet de donner de la visibilité à un panel de littérature beaucoup plus large que ce que l’on trouve dans les grandes librairies et bibliothèques. Il s’agit de casser les codes, pour montrer qu’être publié et avoir accès aux livres n’est pas seulement réservé aux classes sociales les plus aisées. En produisant des ouvrages à bas coût et en petite quantité (entre 50 et 150 exemplaires par tirage), on donne la possibilité à de nouveaux auteurs de diffuser leurs textes.
Un projet culturel alternatif
Chaque année, la Rueda Cartonera organise la Francachela Cartonera qui a lieu en même temps que la Feria International del libro de Guadalajara. Cet évènement durant lequel sont présentés des livres cartoneros, organise des ateliers et des séances improvisées de poésie. Cette manifestation se présente comme une alternative à la FIL. C’est l’occasion de mettre en avant des artistes et des thématiques qui ne sont pas rendues visibles dans les grands forums tel que la FIL. L’objectif est de véhiculer, de diffuser et de promouvoir de nouveaux types de littérature mais pas seulement. Sont aussi conviés des éditeurs, des artistes visuels, des illustrateurs, des musiciens…pour chacun puisse présenter son travail et que de nouveaux projets communs puissent naître.
Un projet artistique qui gagne en légitimité
Les livres publiés par La Rueda ont un rôle multiple : social, politique, culturel mais aussi artistique. Chaque exemplaire est entièrement fabriqué de manière artisanal ce qui en fait un objet unique et donc une œuvre d’art.
Depuis que La Rueda Cartonera a ouverte il y a onze ans, le projet a su s’étendre et se faire connaître dans différentes zones de Guadalajara et auprès de différents publics. Elle est régulièrement invitée dans des écoles, dans des instituts, dans des quartiers populaires mais aussi dans des universités réputées comme celle de l’ITESO (Universidad Jesuita de Guadalajara) pour organiser des ateliers ou présenter son travail. Les maisons d’éditions indépendantes exposent même au Tiangui Cultural qui a lieu tous les samedis près du Parque Agua Azul et qui est l’un des lieux emblématiques de l’art de la ville. En pénétrant des milieux reconnus comme le milieu universitaire, Sergio Fong est parvenu à faire gagner une certaine légitimité à son projet.
Bibliographie
- La Rueda Cartonera, « ¿Qué es la rueda cartonera? » [en ligne], s.d. Disponible sur : <https://laruedacartonera.blogspot.com/>. [Consulté le 18.03.2020]
- Cartonera Publishing, « Las cartoneras de Guadalajara: edición a contracorriente » [en ligne], 2018. Disponible sur : <http://cartonerapublishing.com/las-cartoneras-de-guadalajara-edicion-a-contracorriente/>. [Consulté le 18.03.2020]
- Pagina 24, « El libro Cartonero es una Posibilidad Editorial: Sergio Fong » [en ligne], 2018. Disponible sur : <https://pagina24.com.mx/2017/01/10/el-libro-cartonero-es-una-posibilidad-editorial-sergio-fong/>. [Consulté le 18.03.2020]
- Araujo Pereira, Diana, « SUPERVIVENCIA Y CELEBRACIÓN DEL LIBRO: LA EXPERIENCIA CARTONERA », Universidad Federal de la Integración Latinoamericana, 2013, Vol. 17, n°17, pp. 147 – 161.
- Canos Reyes, Jésus, « ¿Un nuevo boom latinoamericano?: La explosión de las editoriales cartoneras », Universidad Complutense de Madrid , 2011, pp. 1 – 7.
Les maisons d’édition cartoneras se différencient grandement des maisons d’édition traditionnelles et de leur logique marchande, car elles remettent en question les façons néolibérales de concevoir la littérature et les autres arts en particulier. Que ce soit le Taller Leñateros à San Cristóbal de Las Casas ou la Rueda Cartonera à Guadalajara, dont il est question ici, en créant un autre mode de circulation du livre, ces éditions cartoneras affirment un acte de positionnement: Elles s’opposent ainsi aux maisons d’édition traditionnelles car elles revendiquent une certaine universalité des productions. Et, comme Julie l’a bien dit dans son billet, ces maisons d’éditions ont « un rôle multiple : social, politique, culturel mais aussi artistique » et sont bien plus qu’un projet éditorial.
A Guadalajara, qui est la capitale culturelle du Mexique, la Feria Internacional del Libro revendique pourtant cette supposée universalité, où, chaque année, sont représentés les plus grands écrivains, éditeurs, traducteurs du monde de la littérature. Ce qui pouvait être une bonne idée de départ il y a près de 35 ans devient à présent une machine mercantile qui génère suite à cette foire annuelle du livre plus de 100 millions d’euros à l’état de Jalisco maintenant. Et nous constatons donc que promouvoir de la culture renfloue les caisses – alors pourquoi arrêté? – mais c’est une culture bestsellerisée, hégémonique, une culture éditoriale et littéraire formatée qui occulte et nie la partie immergée de cet iceberg « Culture », qui, elle, est beaucoup plus diversifiée et d’un intérêt plus intéressant et enrichissant (mais dangereux pour le système).
Guadalajara propose à tour de bras des événements culturels les plus importants du pays, avec la volonté de s’ouvrir sur l’international, alors que San Cristobal, financièrement, ne peut en proposer autant et se centre principalement sur les traditions religieuses et ancestrales des communautés indigènes des différents barrios. Alors, la Rueda Cartonera doit faire face à une ampleur culturelle éditoriale et artistique hégémonique toujours plus conséquente et le Taller Leñateros doit continuellement essayer d’exister dans ce trop-plein touristique qui marchande les valeurs des traditions culturelles au rabais, ce qui déstabilise les réelles revendications indigènes en dehors des événements organisés.
Bien que le Taller Leñateros ait un temps consacré son travail à publier des auteur.e.s latinoaméricain.e.s sous la série Cuxtitali Kartonera, il donne la parole principalement aux femmes tzotziles et à la tradition orale de ces femmes depuis le début de sa création. Toutefois, ce qui peut fragiliser le Taller Leñateros, c’est le prix de ses publications qui ne sont pas accessibles à tout le monde, certains ouvrages coûtant jusqu’à 70 euros. La Rueda Cartonera quant à elle, tend à détruire les barrières culturelles hégémoniques en offrant la possibilité à toute personne d’avoir accès à la culture en publiant, à des prix accessibles pour tous, un large panel d’auteur.e.s latinoaméricain.e.s peu ou pas (re)connu.e.s. Mais, même si les revendications des deux maisons d’éditions alternatives ne sont pas les mêmes – l’une a pour but de préserver son histoire, sa culture, sa langue et sa tradition alors que l’autre ouvre les arts à tous et pour tous -, ce qui fait la force de La Rueda Cartonera et du Taller Leñateros, et de toutes les éditions cartoneras, c’est d’exposer aux yeux de tous le pouvoir incommensurable des livres, cette source de savoirs intarissable que le système néolibéral nous interdit d’atteindre.