Source : Page Facebook Cartongrafias

Le devoir de mémoire ou  travail de mémoire d’une guerre, d’un conflit armé, de la colonisation, est un processus qui semble inhérent à la reconstruction de la paix, d’un pays et de son Histoire, mais aussi et notamment de  ses victimes. Diverses approches et initiatives permettent ce travail de mémoire qu’elles soient  officielles ou non.

Bien que cet acte soit parfois controversé, car accusé d’être instrumentalisé par les politiques, il paraîtrait  être une étape primordiale dans la quête de la vérité, de  la reconnaissance des faits, de la reconstruction des victimes et de l’Histoire, ainsi que dans la construction de la paix, en évitant une répétition des faits.

Le travail commémoratif officiel ou institutionnel, à travers la création de musées et de lieux de commémoration peuvent être vu comme une première étape réparation, mais aussi comme un pas vers la reconnaissance de la responsabilité d’un état dans le conflit, et donc  comme un moyen de réconciliation entre celui-ci et le peuple.  C’est ce qu’a entamé la Colombie depuis le début des années 2000, et a donc «  commencé à créer et à mettre en application une série de lois et de mécanismes de justice transitionnelle pour traiter les conséquences du conflit interne et promouvoir le désarmement et la réinsertion des groupes armés démobilisés » comme l’explique Ana Guglielmucci, docteure en anthropologie spécialiste des conflits et de la justice transitionnelle. Alors que l’accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC est signé en 2016 et que les mécanismes de justice transitionnelle sont entamés depuis, paradoxalement, un peu plus d’une dizaine d’années, il semblerait que le chemin pour la paix et la cicatrisation des blessures du peuple colombien soit encore long.

En effet, c’est suite à l’assassinat du leader du parti libéral, Jorge Eliécer Gaitán en 1948, qu’aurait commencé le début des environ 60 années de violences, opposants les entités étatiques du maintien de l’ordre, des guérillas, des milices militaires et des groupes criminels.

Malgré la difficulté pour rencontrer des chiffres  identiques et réels, on ne peut que se douter des conséquences de conflit si long. Le centre national de mémoire historique et le registre unique des victimes dénombrerait en 2016,  plus de 260 000 morts depuis le début des conflits,  environ 6 900 000 déplacements forcés de populations, mais aussi du trafic, des violences sexuelles, des cas de  tortures et de la discrimination, et ce notamment dans le milieu rural.  Cependant, des études nous montrent qu’il reste de nombreux et nombreuses oubliés du côté de ces initiatives, et que celle-ci ne semblent pas toujours être à la hauteur des dégâts escomptés par ce conflit..

Est-ce là qu’intervient l’Art et les initiatives populaires et associatives pour combler ses espaces de vides ? Agissent-ils comme un relais, un complément de ceux du gouvernement en y dénonçant ses failles et ses oublis ?

Parmi les initiatives populaires et associatives que l’on peut rencontrer dans le pays, nous pouvons analyser le travail de Cartongrafias, une maison d’édition Cartonera indépendante, qui voit le jour en 2013 à Bogota, comme en allant dans ce sens.

Source : Page Facebook Cartongrafías

Née sous l’impulsion de 5 personnes, elles–mêmes victimes du conflit ; et avec l’aide de 3 éducateurs, cette maison d’édition a pour objectif d’appuyer la reconstruction des personnes victimes des déplacements forcés durant le conflit armé colombien à travers l’art, et notamment la création de livres ou petits livrets qu’ils appellent « Agendas ».

Le nom de Cartongrafías vient de « cartonera » et « grafía » mélange subtil entre le matériau et la technique  utilisés pour créer ces petits livrets : les cartons recyclés, et l’écriture.

Cette forme d’édition, connue notamment en Amérique latine, s’est développée à partir de 2003 grâce à Eloïsa Cartonera, la  première maison d’édition Cartonera indépendante.

Sous forme d’ateliers, Cartongrafías travaille avec des associations de victimes déplacées dans 10 localités différentes de Bogota.  Ces ateliers se déroulent au Centre de Mémoire, Paix et Réconciliation (CMPR) de la capitale colombienne, projet lancé en 2008 par le maire de gauche Samuel Moreno Rojas, qui a quant à lui pour mission de contribuer à la construction de la paix, en mettant en avant le travail de mémoire ainsi que les victimes du conflit armée.

Source : Page Facebook de Cartongrafias

Les ateliers consistent à échanger autour des histoires personnelles de chacun et chacune, et de transposer son récit en peinture, en dessins, en estampes et monogravures, sur le support réutilisable qu’est le carton. Les participants peuvent-êtres des jeunes enfants comme des personnes plus âgées, des hommes comme des femmes. D’ailleurs, une des créations publiée et commercialisée par Cartongrafías a été réalisée uniquement par des enfants, qui témoignent sur leur vie en tant que déplacés.

Une des idées est de créer des sortes de cartographies personnelles de leurs histoires, qui en quelques sortes, dénoncent le vol de terres et  induisent une réappropriation de l’espace suite aux déplacements forcés.

Par la suite, ces créations et ses histoires ont pour but d’être partagées et diffusées auprès d’un large public.

Ce qui est intéressant avec Cartongrafías selon moi, c’est que leur travail a plusieurs visées et permet de problématiser et de traiter  de nombreux sujets et thématiques :

L’engagement et l’activisme de la maison d’édition ne fait nul doute : il s’agit là de dénoncer les violences encourues par les victimes lors du conflit afin d’éviter leurs répétitions ; de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ; et  faire rendre compte à ces personnes qu’elles sont des individus de Droits.

Il y a aussi une dimension féministe, comme le souligne d’ailleurs une des artistes participante à une interview de présentation de Cartongrafías par le CMPR, car l’initiative est un moyen de rendre visible la violence sexuelle qui existe dans le conflit ( à 6minutes 38).

L’idée principale est également de faire en sorte que l’on n’oublie pas.  On pourrait ici parler d’artivisme puisque cela se fait par le biais de l’art.

L’aspect pédagogique est aussi un aspect central des activités de Cartongrafías : enseigner des techniques artistiques à un public, qui à son tour fera découvrir l’histoire du conflit colombien et ses différentes facettes. Ces moments de diffusions (à travers internet, les salons et expositions)  peuvent se caractériser comme un lieu de partage, d’apprentissages, et de connaissance de la vérité. Sa présence à l’internationale (Salon de la Cartonera à Buenos Aires, par exemple, mais aussi aux Etats-Unis, au Chili et au Mexique) montre la volonté de faire connaître le long et complexe conflit colombien à tous et à toutes, en exposant les mémoires personnelles des victimes comme constituantes de la mémoire collective, de l’Histoire du pays.

Je pense aussi qu’il y a une visée sociale et thérapeutique importante dans et autour de ce projet. Les ateliers sont un espace de solidarité, d’entraide. Les victimes grâce à ce moment, peuvent exprimer leurs souffrances et leurs questionnements.

“los participantes empezaran a construir bocetos de una memoria personal, en la que no solo se recuperaba el relato del desplazamiento sinon también lugares, objetos, personajes, oficios.. Aquello que era fundamental en su historia”

A travers l’art, nous pouvons donc obtenir une forme de réparation symbolique de l’individu, et potentiellement une réparation à proprement parler puisque le travail réalisé par Cartongrafías peut faire poids dans les démarches d’indemnisations de la part de l’Etat.

Pour finir, je dirais que Cartongrafías, par son rayonnement (présence au salon du livre de Bogota par exemple) et aussi de manière plus générale, questionne aussi la création de contenu et la démocratisation de l’art: c’est un groupe, des personnes, des femmes, des enfants qui créent, au même titre que des artistes classiques, avec une reconnaissance parfois tout aussi importante.  

Selon moi, ce genre d’initiative est une alliance entre artivisme et « art thérapie ». 

Elle  laisse entrevoir une réappropriation par les victimes de leurs propres histoires, qui sont elles-mêmes une part de  l’Histoire, en palliant à l’invisibilisation de certaines d’entre elles. Elle permet également de rendre compte aux personnes qu’ils sont des individus de Droits, Droits qui ont bien trop souvent oubliés au long de ce conflit Elle montre aussi l’ampleur des répercussions et des conséquences du conflit, et donc l’importance de la thématique de récupération des terres des personnes déplacés.

Cartongrafías grâce à son initiative, aborde et donne un panorama de questionnements et thématiques inévitables pour construire la paix en Colombie, qui peuvent être laissé de côtés par choix ou négligence par le gouvernement.

Pour aller plus loin :

Sur le conflit interne colombien :

https://www.asfcanada.ca/uploads/publications/uploaded_processus-de-paix-fr-fiche-2-pdf-102.pdf

Sur la devoir de mémoire et le conflit armé :

https://www-cairn-info.gorgone.univ-toulouse.fr/revue-problemes-d-amerique-latine-2017-1-page-13.htm#no15

Site de Cartongrafías :

https://cartongrafias.wixsite.com/cartongrafias

Facebook de Cartongrafías:

https://www.facebook.com/cartongrafia OU https://www.facebook.com/cartongrafias