Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

Yiyi Jambo: pour un portunhol salvagem

Première maison d’édition cartonera du Paraguay

Yiyi Jambo est une coopérative d’édition alternative paraguayenne qui s’insère dans le mouvement des maisons d’édition cartoneras impulsé par Eloisa cartonera en 2003 à Buenos Aires, Argentine.

Page Facebook officielle de Yiyi Jambo Cartonera. Posté le 29/06/11.

La maison d’édition paraguayenne a été créée en 2007 à la capitale Asunción, et fait partie de la première génération de cartoneras née à la suite d’Eloisa cartonera, aux côtés de six autres éditoriales latinoaméricaines : Animita, Dulcinéia, Sarita, Mandrágora, Yerba Mala, et Matapalo. Elle est également la première maison d’édition cartoneras du Paraguay.

Deux hommes sont à l’origine de cette initiative: Douglas Diegues, poète et peintre paraguayo-brésilien et Cristino Bogado, poète paraguayen. Il s’agit de deux figures de la scène littéraire et artistique paraguayenne, également reconnus au Brésil et en Argentine. Dans la réalisation de leur projet, ils ont été aidé par Javier Barilaro, un membre d’Eloisa cartonera.

C’est après avoir été publié par Eloisa cartonera pour plusieurs de ses écrits tels que Uma flor na solapa da miseria sonetos salvajes, el astronauta paraguayo et Triple Frontera Dreams que D. Diegues proposa à son ami C. Bogado de reproduire le modèle portègne à Asunción, ville dans laquelle  une maison d’édition cartonera trouve tout son sens. En effet, l’accès à la littérature est très inégal dans la capitale, où seules les personnes issues des classes sociales privilégiées ont les capacités financières d’acheter des livres ainsi que l’habitude de lire. Ce n’est pas pour autant que le reste de la population n’est pas sensibilisé à la culture. En effet, si la tradition écrite est faible,  la pratique orale de la poésie est très présente dans la culture populaire du Paraguay.

            Une démarche sociale

Yiyi dans la logique d’Eloisa Cartonera souhaite avoir un impact social en créant des activités économiques pour les plus démunis et en pratiquant des prix de ventes abordables à toutes et à tous. C’est pour quoi la coopérative achète les matériaux de fabrication aux cartoneros de Asunción  à des prix supérieurs aux centres de recyclage, puis, pour l’assemblage des ouvrages elle fait appelle aux savoirs-faire en broderie guaranis d’une communauté d’indiens nivaklé vivant dans le Chaco paraguayen, région offrant peu de possibilités d’activité économique aux populations indigènes.

            La lutte contre le purisme des langues dans la littérature en Amérique latine

Le Paraguay est une exception en Amérique latine en terme d’intégration des langues amérindiennes dans la société moderne. Le guarani est parlé par plus de 77% de la population, incluant des descendants d’européens, fait rarissime. Le jopara, mélange de guarani et de castillan, est quant à lui parlé par  63.8% des paraguayens.

Langues les plus parlées au Paraguay (en % de la population)  Réalisé par J.Bousquet, source http://ea.com.py

C’est pourquoi il est paradoxal que la plupart des langues parlées au Paraguay soient exclues de la littérature paraguayenne, d’autant plus que le Paraguay a été le premier pays d’Amérique du Sud à reconnaître une langue indigène comme langue officielle et cela dès 1992.

Ainsi, au-delà des valeurs sociales partagées avec Eloisa, Yiyi possède un projet linguistique fort de promotion des langues parlées dans la région de la triple frontière : le Jopara, le portuñol et en particulier le portunhol salvagem. Après que plusieurs maisons d’éditions brésiliennes et paraguayennes aient demandées aux fondateurs de Yiyi de traduire leurs écrits en portugais ou en espagnol pour qu’ils soient publiés, ces derniers ont décidé de lutter contre le purisme des langues latines en Amérique latine.  

 La langue de la Triple frontière                                                                                                      

Triple frontières : Argentine/Brésil /Paraguay http://www.bbc.co.uk

Le portuñol salvagem  aussi appelé guaraporthunol est une langue hybride, qui ne possède ni règles ni formules. Il s’agit d’une langue « libre » qui est le fruit d’une multitude de langues dont les principales sont l’espagnol, le portugais et le guarani auxquelles s’ajoutent 16 langues des populations indigènes présentes à la Triple frontière avant l’arrivée des colons mais également des mots provenant d’influences de toutes les cultures qui sont un jour passées par ce territoire: il est par exemple possible de trouver des mots d’origines coréenne ou chinoise.  Le portuñol savagem, surnommé affectueusement portu salva,  n’existe pas en tant que langue officielle mais il est parlé et écrit par les habitants de la Triple frontière. Chaque personne détient son portunhol salvaghem propre, il ne se répète pas, chacun parlant avec ses propres références linguistiques.

 

Définition du portunhol selvagem donnée par Dougles Diegues :

En portuñol selvagem

”el portuñol selvagem tiene que ver com escrituras non domesticadas, literaturas dísicolas, poétikas, post-utópicas, descolinizaciones literárias. El portuñom selvagem  es guaraní punk, punk guarango, um mix de portugués, castellano, guaraní, spanglish, franxute, italiano fake, alemán trucho, pero jamás únicamente eso, porque el portuñol non tiene ni es una fórmula”.


En français

« le portuñol sauvage a à voir avec des écritures non-domestiquées, littératures décalées, poétiques, post-utopiques, décolonisations littéraires. Le portuñol est un guarani punk, punk guarango, un mélange de portugais, castillan, guarani, spanglish, français, un semblant d’italien, un allemand bancal, mais jamais uniquement cela, car le portuñol n’a pas et n’est pas une formule ».

 

Résistance culturelle au Paraguay et ses pays voisins

La majorité des auteurs publiés par Yiyi jambo sont des auteurs déjà reconnus au Paraguay, et ont l’opportunité de travailler avec des maisons d’éditions traditionnelles aussi bien au Paraguay qu’en Argentine et au Brésil. Les artistes les plus publiés sont: Edgar Pou, Javier Viveros et Jorge Kanese (connu comme le père de la poésie avant-gardiste au Paraguay), auxquels s’ajoutent les deux fondateurs de Yiyi Jambo  Douglas Diegues et Cristino Bogado.

Ils se sont tournés vers Yiyi pour pouvoir publier dans la langue dans leur choix et s’insérer dans la lutte contre le purisme des langues latines. Ils choisissent de provoquer la culture dominante, et depuis les marges de Yiyi, cherchent à se positionner au centre du débat intellectuel de la question de la langue en Amérique latine et plus précisément dans le Cône Sud.

Depuis la fin de la dictature dans les années 1990, des maisons d’édition ont commencé à naître au Paraguay, exclusivement à Asunción.  Aujourd’hui, ces maisons sont encore trop peu nombreuses et n’ont pas acquis de reconnaissance régionale ou internationale, ainsi pour se faire connaître les auteurs paraguayens utilisent les réseaux de communication des pays voisins, notamment l’Argentine où le marché littéraire offre plus d’opportunités. Quelques maisons paraguayennes possèdent directement une succursale à Buenos Aires, comme par exemple Servilibro.

Au total, en 2019, une dizaine de maisons d’édition officielles sont recensées au Paraguay mais elles ne sont pas toutes actives; la plus grande et la plus connue étant  El lector.

Parmi les maisons d’édition traditionnelle, une seule d’entre elles, Arandurã Editorial, inclue dans son projet éditorial la promotion de la langue guarani  et le soutien de  la littérature paraguayenne contemporaine. Cependant, elle se différencie de Yiyi  dans sa stratégie de diffusion puisque Arandurã  souhaite promouvoir le livre électronique, et ne publie des œuvres qu’en castillan ou guarani mais sans jamais mélanger les langues entre elles.

Réflexion sur les œuvres et auteurs publiés par Yiyi.

D. Diegues revendique le portunhol salvaghem comme étant une langue intrinsèquement érotique et poétique.  Ainsi, les œuvres publiées par Yiyi, principalement des poèmes et des nouvelles fantastiques, seraient le reflet d’une culture sensuelle dans laquelle le sexualité n’est pas un tabou et est acceptée comme un élément du quotidien qui de ce fait apparaît dans le langage journalier.

A la lecture des poèmes, cette sensualité est omniprésente, chaque mot ou association de mot évoque et loue la beauté des corps humains et suggère l’acte sexuel. Cependant, ce sont exclusivement les corps féminins qui sont mentionnés par des auteurs uniquement masculins. En effet, à ce jour l’éditoriale n’a pas encore publiée d’autrice. Le nom de l’éditorial lui même est d’ailleurs une référence aux femmes métisses de la Triple frontières.  Le terme Yiyi Jambo  a été inventé par les deux fondateurs: Yiyi est un mot populaire guarani qui peut à la fois signifier: femme, petite-amie, amante et être-aimée; Jambo est le nom d’un fruit originaire du Brésil dont la couleurs est similaire à celles de la peau des métisses, selon D. Diegues et C. Bogado.

Exemple de poème écrit en portunhol salvagem et publié par Yiyi Jambo 

EL AMOR NON TEM LIMITES EN LA FRONTERA SELVAGEM ENTRE LA VIDA Y LA MUERTE

— Você quer me ver bem louquinha, né?

— Quiero.

— Yo também quero.

Douglas Diegues


Traduction en français

L’AMOUR SANS LIMITES A LA FRONTIÈRE SAUVAGE ENTRE LA VIE ET LA MORT

— Tu veux me voir coquine, non?

— Je veux.

— Moi aussi je veux.

Réception du projet éditorial 

Le journalisme culturel est quasiment inexistant au Paraguay, de ce fait les principaux retours sur Yiyi Jambo se font via les réseau sociaux et principalement Facebook, où elle possède une page officielle,  ainsi que par des commentaires émis sur le blog officiel. Il est donc difficile d’évaluer la réception du projet éditorial tel qu’il est vraiment au Paraguay. Cependant, la maison d’édition, qui ne possède pas de point de vente fixe, propose la livraison de ses publications au Paraguay, en Argentine et au Brésil. Elle a grâce à cela réussit à se faire connaître dans ses pays voisins, où elle participe à des festivals de livres et apparaît dans la presse locale de manière positive. Dans une logique de promotion du porthunol salvagem, les deux fondateurs ne répondent aux entretiens des journalistes que dans leur portuñol sauvage et demandent à ce que leurs propos ne soient pas traduis.

Depuis peu, il est possible de commander les œuvres depuis l’Europe et les Etat-Unis. D’ailleurs, des publications de Yiyi Jambo sont déjà accessibles dans des bibliothèques  internationales telle que la Special Collections de la Memorial Library de la Universidad de Wisconsin-Madison, aux Etats-Unis.

D’autre part, s’il n’y a pas de retombé médiatique évidente au Paraguay, Yiyi a directement inspiré et aidé à la création de deux maisons d’édition cartoneras à Asunción, qui sont Felicita Cartonera Nembyense y Mamacha Kartonera, fondées en 2011.

Sources:

Color, A. B. C. s. d. « Florecimiento de editoriales paraguayas – Edicion Impresa – ABC Color ». Consulté le 19 février 2019. http://www.abc.com.py/edicion-impresa/opinion/florecimiento-de-editoriales-paraguayas-346161.html.

Diegues, Douglas. 2007. « YIYI JAMBO: YIYI JAMBO ». YIYI JAMBO (blog). 6 octobre 2007. http://yiyijambo.blogspot.com/2007/10/4.html.

 

 

3 Comments

  1. valentina

    Les similitudes entre Yiyi Cartonera et Murcielagario me paraissent évidentes en lisant l’article de Justine. Poètes, les trois fondateurs de deux cartoneras en question, ils sont très sensibles à la question de l’accès à la littérature. Plus précisément, ils sont convaincus (justement !) que le problème de l’absence d’intérêt pour la littérature ne dépend pas d’une insensibilité des classes populaires vis-à-vis de la culture, mais qu’il s’agit plutôt d’une discrimination socio-économique structurelle crée par le haut.
    En plus, les Cartoneras partagent une position fortement critique envers le courant mainstream des publications contemporaines, pour de différentes raisons. Ces positions politiques sont courageuses et difficiles à poursuivre puisqu’elles ne sont pas guidées par un but économique, mais bien le contraire. Publier que de la poésie des auteurs jeunes et inconnus, d’un côté, et se refuser de traduire en portugais ou espagnol, de l’autre, signifie couper une grande partie du « public » en dehors de la vente. En même temps, il signifie chercher un changement et lutter activement puisqu’il peut se concrétiser.
    En participant à une rencontre centrée sur la littérature et les langues indigènes à Quito, j’ai relevé une position partagée par plusieurs auteurs. Pendant le Congrès, j’ai écouté des académiciens qui exposaient leurs travaux seulement en Kichwa et Shuar (accompagnés par des diapositives en espagnol) et j’ai trouvé que c’est une manière active de dire que les langues indigènes sont des langues à part entière. Parler toujours la langue minoritaire, dans n’importe quelle situation, permet de la partager, encore plus dans un congrès universitaire, pour qu’elle puisse sortir de l’état de langue minoritaire et continuer à se développer et s’enrichir, pour qu’elle puisse continuer à vivre et s’alimenter. Même si écrasées par la domination des savoirs occidentaux, ces langues restent très vivantes aujourd’hui ; porteuses des visions différentes du monde, elles doivent être présentes dans tous les contextes, académiques inclus.
    Je pense ainsi que le collectif Yiyi Jambo est en train de faire la même chose et je trouve que c’est finalement une entité qui passe des mots à l’action : ne pas publier en langues dominantes est un message très fort.
    Murcielagario Kartonera ne publie pas des œuvres en langues natives (en Équateur il y a treize langues indigènes officiellement reconnues) et ne revendique pas spécifiquement un rôle dans la question de la discrimination des langues minoritaires dans le monde de la littérature. Pour autant, son fondateur, et beaucoup d’autres jeunes publiés par la cartonera, écrivent des poèmes en Équatorien (qui emploie des termes anglais, Kichwa ou des néologismes) et non en espagnole castillan, en revendiquant une identité linguistique propre au pays et au moment historique. Par conséquent, eux aussi se positionnent contre le purisme linguistique.

    Malgré le fait que les deux cartoneras ont à la base des projets très différents, toutes deux s’autodéclarent en lutte contre un centre et dans une position périphérique qu’elles veulent bouleverser par rapport l’un à un genre (la poésie) et l’autre à une langue (le portunhol salvagem). De plus, elles se trouvent dans deux pays relativement isolés par rapport au monde de l’édition.
    L’existence d’une telle richesse linguistique au Paraguay et, en outre, d’une langue tellement particulière comme le portunhol salvagem m’était inconnue et cette découverte à travers de Yiyi Jambo me donne l’impression que, d’une certaine manière, le collectif a déjà atteint un objectif important.

  2. Natasha

    J’ai lu l’article de Justine Bousquet avec un sourire sur mon visage. En tant que Brésilienne, j’ai grandi en écoutant le terme “portunhol” – et je peux même dire que je le parle, comme tous mes compatriotes. Mais je n’avais jamais entendu parler du terme “portu salva”, cette langue qui mélange l’espagnol, le portugais et le guarani.

    Mis à part la blague, j’ai trouvé cette initiative sensationnelle. Il n’y a aucune raison d’être un puriste, avec nos langues nées mélangées. En « portugais brésilien », par exemple, nous avons “cuia”, “cachimbo”, “bagunça”, “muvuca”, “samba”, “urucubaca”, “mingau”… tous ces mots et des centaines d’autres sont d’origine autochtone ou africaine. Ce qui heureusement se répercute également sur la formation de notre peuple sud-américain.

    Avec l’avènement des maisons d’edition cartoneras, ce type d’initiative a trouvé encore plus de place pour se développer. La langue est un être vivant et doit être appropriée par le peuple. Le fait qu’une maison d’édition comprenne cela – et non l’inverse, quand une élite académique dicte les règles – mérite d’être célébré. Il ne resterait plus qu’à briser la barrière des sexes, car actuellement il y a une omniprésence des auteurs masculins dans la Maison.

  3. maria

    Dès l’intitulé, ton article a attiré mon attention. Yiyi Jambo : pour un portunhol salvagemun, titre qui évoque des mots liés aux racines, au métissage et surtout, à l’origine. En effet, comme tu l’as dit, Yiyi, qui signifie femme en langue guarani, nous ramène à l’origine de la vie, et Jambo, le fruit, nous montre l’érotisme implicite entre le fruit et la femme, le péché.

    Il est intéressant de savoir que Yiyi Jambo a été la première maison d’édition cartonera du Paraguay avec pour objectif chez les deux fondateurs, d’ouvrir les portes au secteur le plus marginal et d’offrir des emplois à travers la création des ouvrages. Ça m’a fait penser au Taller Leñateros, une maison Cartonera plus ancienne fondée dans l’état du Chiapas au Mexique, dont le but n’est pas seulement de produire, mais aussi de créer des emplois dignes pour les indigènes ce qui, en même temps, leur permet de transmettre leurs savoir-faire ancestraux à travers l’art.

    En Amérique Latine, les langues indigènes sont en train de disparaître et avec elles, l’héritage culturel des peuples. L’initiative Yiyi Jambo s’est donnée pour tâche de revaloriser les langues à travers la littérature et la poésie dans différentes langues natives de la région. A mon avis, c’est la manière la plus enrichissante de transmettre leurs connaissances à la nouvelle génération.

Laisser un commentaire