Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

Le graff, entre histoire et controverse

Cette vidéo parle de MAL CREW (El Movimiento Artistico Libre), un collectif de Bogota de huit artistes graffeurs créé en 2009. Les œuvres sont spécifiques de part leur grandeur, on parle d’illustrations murales. Ce collectif souhaite intégrer des messages dans ces graffs, alliant un parfait mélange entre le sens des illustrations explicites ou évocatrices et des problématiques politiques et sociales, aussi bien passées que présentes.

Le graff est leur moyen pour intégrer la mémoire de l’histoire (fait historique) dans l’espace public.

« Nous utilisons le passé pour préparer le futur » – MAL Crew

En effet, l’espace public est un lieu où le sens de la controverse d’un graff peut agir comme un révélateur de la situation sociale du pays. Leurs graffs sont tournés autour de la corruption du système politique, mais aussi autour d’autres thèmes tels que l’écologie ou les cultures ethniques.

Graff du MAL CREW, les cerfs, les protecteurs de la nature

Graff du MAL CREW, représentation de la Sierra Nevada De Santa Marta dans un village indigène.

 

Graff du MAL CREW, en mémoire à Jorge Eliécer Gaitán

Plaquette d’explication du graff en mémoire de Jorge Eliécer Gaitán Traduction : Cette illustration murale a été réalisée par le mouvement des artistes libres – M.A.L – en collaboration avec les travailleurs de marbre du cimetière central et la fondation école d’atelier. Ça fait partie de la mémoire de l’avenue Jorge Eliécer Gaitan (Ac.Calle 26). Financée par le centre de la mémoire de la paix et de la réconciliation.

Ces artistes sont devenus très célèbres notamment grâce à un de leur graff représentant Jaime Garzón, peint et mis en scène sur un mur géant dans Bogota. Peint pour la première fois en 2012, entouré de sa fameuse phrase

« País de mierda » « Pays de merde » – Jaime Garzón

puis succédé par d’autres portraits avec des sens différents (photo 1). La vidéo parle de leur dernière réalisation en 2018 (photo 2).

Photo 1 – Trois illustrations de Jaime Garzón sur le même mur.

« El valor de la palabra »   « La valeur du mot » – Jaime Garzón

entoure le dernier portrait de Jaime Garzón, avocat, journaliste et humoriste et très critique du système à l’époque. Il fut assassiné le 13 Août 1999 (38 ans) à Bogota, dont la mort reste mystérieuse. Sur le banc des hypothétiques responsables, on retrouve les paramilitaires et/ou l’agence de sécurité intérieure du pays.

Dans la vidéo, le collectif explique pourquoi ce graff représente bien le but de leur groupe. C’est le choix du grand format, avec un sens historique et populaire pour questionner et réagir face à l’Histoire. Le collectif choisit de mettre en lumière des situations dans l’Histoire afin de se la réapproprier. Ici le titre de la vidéo ; Mala Memoria fait référence à l’ambiguïté entre un panneau publicitaire en haut du graff faisant référence un parti politique se disant « démocratique » et Jaime Garzón (qui fait la grimace) supposément tué pour son opinion politique. Le panneau publicitaire sera changé quelques jours après le commencement du projet (un total de 5 jours pour finir la peinture).

(Photo 2) Graff du MAL CREW, Jaime Garzón 2018

Le collectif a fait aussi le choix de co-créer des œuvres avec les « citoyens ». Dans la vidéo, on voit des jeunes réaliser des petits tags sur le mur et jouer avec des frondes de couleur. Des groupes de musique viennent aussi  se produire devant les fresques. Le collectif pense son processus de création comme un lien social et artistique important. Le processus participatif s’effectue aussi en amont du graff, pour ce mur, un processus participatif de décision a été opéré. En effet, sur leur page Facebook le MAL CREW a fait une sélection des potentiels graffs de ce mur et a demandé à leurs abonnés Facebook de voter pour le graff qu’ils aimeraient voir peint.

Ils interprètent le graff comme une action de révolte face à la politique d’urbanisme qui tend à l’hygiénisme sous la forme du blanc.

« La culture occidentale accorde à la propreté sous la forme du blanc une place prédominante pour en faire l’étalon de la couleur, une sorte de figure sublime de l’absoluité ; la chromophobie plus que la chromophilie en fait. Dans ces conditions, la ville doit avoir une peau lisse et immaculée. » (Milon, 2003 : 130).

Mais d’autres points de vue défendent l’espace public en rappelant leurs objectifs pour la population ;

« non seulement l’espace public ne doit pas être néfaste pour le corps mais il doit aussi permettre le plein épanouissement de l’esprit et la transmission des valeurs et normes de la société » (Séchet, 2006 : 126)

Face à « l’hygiénisme sous la forme du blanc » le graff peut aussi faire changer la vie d’un quartier. En effet, quand on parle du graff en Amérique Latine, on ne peut  pas émettre de parler du quartier libre du graff à Valparaiso, au Chili. En effet, en 2012, plus de 70 artistes venus de tout le continent investissent toutes les façades du quartier Cerro Polanco.  Quartier populaire, caractérisé par l’insécurité et l’insalubrité, c’est en 2009 qu’une association du quartier se lance dans le projet d’un festival de graff.  Suite au festival, le développement économique du quartier est important, les commerçants voient leurs ventes augmenter avec l’afflux de touristes, on note aussi une forte baisse de la délinquance et du trafic de stupéfiants. La culture devient alors accessible à tous et implique des changements économiques et sociaux profonds là où elle s’opère.

Pour conclure, on peut s’accorder sur le fait de dire que le Street Art permet un élargissement de l’accès à la culture pour tous, car il est présent, visible et gratuit pour tous au sein des villes mais aussi en milieu rural. Le sens de cet art, de part son processus (légal/illégal, participatif) et sa finalité avec les graffs (illustrations), se veut d’être contestataire, révolutionnaire et de questionner les normes d’urbanismes ainsi que leurs effets sur la population.

J’ai choisi ce sujet, car j’ai totalement changé ma vision face aux graffs. En effet, avant de rencontrer et d’échanger avec des graffeurs, ma vision du graff était négative. Je l’assimilais à de la dégradation. Puis j’ai commencé à réfléchir aux publicités urbaines auxquelles nous sommes exposés. C’est à ce moment, que je me suis remis en question sur la légitimité d’intervenir dans l’espace public. Les entreprises publiques et privées sont-elles les seules à pouvoir marquer notre espace public ou est-il légitime qu’il soit partagé avec la population ?

Pour aller plus loin :

Phrases connues de Jaime Garzón

–  Portfolio MAL Crew

Valparaiso Cerro Polanco : Street Art

2 Comments

  1. eliott

    Cette article très intéressant illustre tout à fait le concept d’artivisme: une production artistique engagée utilisée comme un moyen d’action. Ce concept prend particulièrement sens avec le street art. En effet, le graffiti tel qu’il nous est présenté dans ton article se veut revendicateur, et représente un moyen de réappropriation de l’espace publique par le peuple. Si le graffiti n’est pas reconnu par tous, c’est que ce mouvement artistique est bien souvent mal compris. Alors que ces œuvres ne représentent que de “vulgaires dégradations” pour certains, elles sont en fait un moyen de réappropriation de l’espace publique. En effet, pourquoi les graffitis devraient-être considérés comme des dégradations si la publicité ne l’est pas ?
    Si l’on s’intéresse à l’histoire du graffiti, et plus largement du street art en Amérique latine, il est évident que ces pratiques ont eu une influence certaine dans l’histoire. On peut en effet considérer le graffiti comme une évolution du muralisme mexicain, courant artistique né après la révolution mexicaine de 1910 et visant à présenter l’histoire par le biais d’un art accessible à tous, y compris aux illettrés. De plus, dans de nombreux pays latino-américains, le graffiti est né d’un mouvement politique. Exemple au Chili ou la Brigada Ramona Parra peignait les slogans du candidat à la présidentielle Salvador Allende.
    L’action du collectif que tu présentes dans ton article rejoint selon moi celle de Monica Mayer. Bien que ses œuvres artistiques ne soient pas des graffitis, elle les conçoit elle aussi comme des œuvres collaboratives, et donne ainsi la possibilité à ses spectateurs de s’exprimer et de faire partie intégrante de l’œuvre réalisée.

  2. axelle

    Comme l’expose Eliott, le choix de ton sujet reflète parfaitement la notion d’artivisme. Le choix d’un sujet de graff appartenant à la fois aux mondes populaire et intellectuel de la Colombie, Jaime Garzón, en grand format qui plus est, en fait une figure particulièrement puissante, provocatrice et séditieuse de l’espace public.

    En relation à mon propre travail et à celui de Laura Rouane sur la Colombie, il est intéressant de voir comment les thèmes de l’art, de la mémoire et de leurs représentations dans l’espace public se recoupent de façon répétitive dans ces trois articles; ce qui démontre l’importance de ces problématiques à l’heure actuelle pour le pays.

    L’utilisation du blog par le MAL CREW pour proposer et faire voter des graffs par le grand public est très novatrice et intéressante à l’intérieur de cette proposition d’appropriation, à travers l’outil du réseau social, de l’espace public urbain comme d’un espace de partage collectif, de protestation sociopolitique et de création.

    Le graff fait partie intégrante du paysage urbain de la capitale et son potentiel transformateur qui inscrit la mémoire collective sur ses murs symbolise son patrimoine culturel vivant. Là où d’autres villes ou d’autres formes d’expression cantonnent leur patrimoine à des musées élitistes et le condamne à n’être apprécié que par un certain public privilégié, le graff fait de l’espace public une œuvre d’art dynamique où s’expriment les histoires partagées et la participation citoyenne de toute une ville. Il tisse les liens sociaux si difficiles à construire dans un Bogotá souvent perçu comme froid et dangereux (pas toujours à tord d’ailleurs).

    Dans ce documentaire, MAL CREW réussit, par la superposition de deux images, celle critique et moqueuse de Jaime Garzón, et celle d’une publicité pour le Centre Démocratique, parti d’extrême droite colombien au pouvoir actuellement, à transformer l’espace urbain en faisant retirer son affiche au Centre Démocratique. Cet épisode me paraît être un symbole fort du potentiel de transformation socio-politique et de la réussite activiste de cette forme d’art.

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