Médias contre-hégémoniques: des éditions cartoneras à la cyberculture

ImillaSkate “Le pouvoir de l’identité faite poésie”

Producciones, Q. (2021, Summer 9). Cortometraje Imillaskate Cochabamba. Youtube

La présidence d’ Evo Morales a marqué un tournant dans la revalorisation des cultures des indigènes boliviennes. Un des aspects les plus visibles de ce changement est la reconsidération les cholas, les femmes andines en jupes, bottes, mantilles et manteaux. La stigmatisation qui leur était associée a changé un peu avec l élection de 2005. Il y a un véritable trésor symbolique dans ces femmes indigènes. “Les Cholitas vont continuer à porter leurs gilets et chapeaux parce qu’elles portent leur culture dans leurs vêtements, leur identité.” Sous le mandat de Morales, premier président autochtone de Bolivie, les électeurs ont adopté une nouvelle constitution qui reconnaissait officiellement 36 langues autochtones et donnait aux autochtones de la nation des droits plus étendus, comme la propriété foncière communale.

Mais la discrimination et le racisme envers la culture chola ne sont pas des problèmes que la société bolivienne conservatrice a réussi à surmonter. Il n’y a pas si longtemps, il était mal vu et quasi impossible qu´une chola entre dans un studio ou un hôtel cinq étoiles. Les autochtones aymaras et quechuas – facilement reconnaissables à leurs vêtements distinctifs – se voyaient refuser l’accès à certains restaurants, taxis et même certains bus publics. Pendant des générations, ils n’ont pas été autorisés à marcher librement sur la place centrale de la ville, ni dans les banlieues riches. Ségrégation incompréhensible dans un pays où plus de la moitié de la population se considère comme autochtone.

D’après les données de la CEPALC, la Bolivie compte la plus forte proportion d’autochtones de la région. Plus de la moitié de la population bolivienne est d’ascendance autochtone. L’aymara et le quechua sont les deux langues autochtones les plus parlées dans le pays

Carte de l ‘ État plurinational de la Bolivie.

On dit souvent que Cochabamba est la région métisse par excellence. Les vallées cochabambinos ont été le lieu de contacts historiques entre différents groupes, ce qui a donné naissance à une dynamique régionale dans laquelle les femmes rurales jouent un rôle important mais ont une identité incertaine. Pendant des siècles, les femmes rurales ont participé à la production agricole, au commerce, à la production de chicha (boisson qui provient de l’empire Inca et est faite à base de maïs fermenté) et à d ‘ autres activités, contribuant ainsi à la survie de leurs familles et communautés dans des conditions difficiles. Cependant, leurs contributions au développement régional ne sont pas reconnues en termes d’avantages sociaux et économiques.

Les principales institutions boliviennes et cochabambines sont patriarcales. Dans les zones rurales, les femmes ont de fortes responsabilités au sein de leur foyer, les hommes étant nettement plus nombreux dans toutes les institutions juridiques, politiques, religieuses et syndicales. Dans ce pays, un certain nombre d ‘ indicateurs sociaux restent bien en deçà des moyennes régionales et des inégalités marquées subsistent entre les régions, entre les zones rurales et les zones urbaines, entre les hommes et les femmes et entre les autochtones et les non-autochtones.

Naissance d’ImillaSkate

Les Imillas patinent dans la rue de Cochabamba.

C’est dans ce contexte qu´est né à Cochabamba (la troisième plus grande ville de Bolivie, située au centre du pays) en 2019 ImillaSkate, comme un projet pour unir la vie quotidienne régionale et le skate. Il s’agit d’une fusion de la culture quechua originaire avec le skateboard de rue. Imilla vient des langues quechua et aymara et signifie jeune femme, fille, jeune fille. Il s’agissait à l’origine d’un terme péjoratif qui faisait allusion à l’origine des métis et des autochtones en tant que condition inférieure. Les imillaskate, quant à elles, le considèrent comme un mot très doux chargé de tendresse et d’énergie.

Origine des “Las Polleras”

Deux femmes de « pollera » avec le paysage de Cochabamba.

Les vêtements des cholas ont plus de 200 ans d’histoire. Le vêtement est né à l’époque coloniale, quand les Espagnols ont forcé les Indiennes de l’Altiplano à abandonner leurs vêtements traditionnels pour commencer à porter des vêtements alors populaires dans la péninsule ibérique. La femme en jupe concentre dans son habillement les coutumes et les caractéristiques propres à la rencontre entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Le costume est une symbiose qui a commencé à l’époque coloniale, mais aujourd’hui il a une indéniable touche urbaine et métissée. De plus, la chola dénote la plus grande expression du métissage bolivien. Les cholas boliviennes ont donné aux jupes leur propre identité en les associant avec des chemisiers imprimés, des bijoux locaux et des chapeaux. Elles l’ont si bien fait qu’à ’heure du XXIe siècle, tout le monde identifie la jupe aux indigènes boliviennes, plutôt qu’à l’Europe.

Embrasser ses propres racines

Une imilla apprenant le patinage à sa mère, une femme “de pollera”.

Le projet des ImillaSkate d’utiliser les jupes comme moyen d’expression exigeait que les patineuses elles-mêmes se familiarisent avec le vêtement, car elles avaient perdu le contact avec la tradition. Lorsque les jeunes filles se sont présentées au “Mercado del Cerrito”, le plus grand marché de vêtements usagés en plein air de Cochabamba, tout le monde a été surpris car ce sont des jeunes de la ville. Les gens ne comprenaient pas pourquoi ils voulaient s’habiller comme ça. Mais elles ont essayé d’expliquer que cela les aidait à comprendre leurs mères, leurs tantes et leurs grands-mères. Ces jeunes patineuses provoquent un déplacement d’un élément nettement rural vers la ville, et elles se l´ approprient car il fait partie de leur propre histoire familiale. Les ImillaSkate de la “pollera” apportent leurs propres modifications au vêtement, essayant ainsi d’éliminer un stigmate. « La pollera se asocia con el campo, con gente ignorante y sin recursos. Queremos que la gente entienda que no hay nada malo en llevar una pollera: las tenemos en nuestras raíces. « En todo caso, tenemos que sentirnos orgullosas » dit l’une des patineuses.

Ces jeunes filles voient dans “las polleras” non seulement une expression culturelle, mais aussi une forme d’autonomisation. Les ImillaSkate font également partie des personnes de ceux qui ont des ancêtres autochtones. Certains membres de leur famille portent encore “las polleras« . « Son la ropa de mi madre y de mis tías, y las veo como mujeres fuertes. Aquí en Bolivia, muchas mujeres en polleras son cabeza de familia. Las mujeres en polleras pueden hacer cualquier cosa », raconte fièrement l’une d’elles. Les jeunes filles utilisent un élément traditionnellement stigmatisé, comme “la pollera”, et se réapproprier pour lui donner une signification positive et revendiquer ainsi leurs racines et leurs traditions. « Nosotras mismas hemos decidido conocer nuestra cultura y nuestra identidad. Hemos decidido revalorizar nuestra vestimenta e incentivar a las nuevas generaciones », expliquent les jeunes filles.

Skateboarding et discrimination

Pour les imillaskate, le skate est un mode de vie “este deporte nos ayuda a defender la identidad, es una protesta silenciosa ya que es un deporte tradicionalmente masculino, nosotras queremos mostrar que no es así, caracterizando a una mujer de pollera queremos demostrar que nosotras también podemos” expliquent les jeunes filles.

Le skateboard existe en Bolivie depuis une vingtaine d’années mais il n’y a pas de modèles féminins à suivre à Cochabamba. “Las polleras” ne sont pas nécessairement les vêtements de ville des Imillas. Elles les portent uniquement pour les représentations en guise de cri d’inclusion. Pour ces athlètes, la planche à roulettes est un véhicule idéal pour impulser le changement, car elles le considèrent comme un élément inclusif. Les imillas racontent qu’elles voient un changement dans leur ville. On dit que ce n’est maintenant plus aussi rare qu’avant de voir une fille patiner. Il existe un autre groupe appelé “Tampuli”, à La Paz, avec lequel elles collaborent. Les Imillas modifient un espace évidemment masculin en s’intégrant et en s’appropriant ce sport. Elles revendiquent l’émancipation féminine en occupant de nouveaux espaces sans perdre leur identité et leurs racines.

Conséquences publiques

Les ImillaSkate sont largement présentes sur les réseaux sociaux, où elles partagent des vidéos de patinage et collaborent avec d’autres collectifs de femmes boliviennes. Sur Instagram, elles ont 18 000 abonnés et une chaîne Youtube. Cette année, le magazine National Geographic, entre autres, les a interrogées avec une production photographique de la Brésilienne Luisa Dorr.

Plusieurs membres du groupe se sont embarqués pour un voyage à l’intérieur de la Bolivie pour réaliser un documentaire. Dans le film, on les voit patiner avec leurs “polleras” colorées montrant les différents paysages de leur pays. On peut y voir le parc Ollantay, leur lieu d’appartenance, où elles pratiquent chaque semaine et où il y a même une fresque d’une cholita patinant. La chanson fond sonore est d´un groupe de hip hop de Cochabamba qui mélange des instruments natifs boliviens. Dans le documentaire il n’y a presqu´ aucun dialogue, ce qui permet à tout le monde de le comprendre. Le documentaire a été réalisé de façon autogérée: réalisé, produit et joué par de skates, comme il est dit à la fin de celui-ci. On peut remarquer le caractère nomade de ce collectif, qui se déplace de la campagne à la ville, d’un espace féminin et privé à un espace masculin et public comme celui du skateboard.

Sources:

Al Sur, M. (2022, Autumn 2). La cultura boliviana es de pollera para las integrantes de Imilla Skate Oficial  https://fb.watch/bNSTNLfJjy/

Guardian staff reporter. (2022, February 8). ImillaSkate: an indigenous Bolivian skateboard collective – photo essay. The Guardian. https://www.theguardian.com/artanddesign/2022/feb/08/imillaskate-an-indigenousbolivian-skateboard-collective-photo-essay

Producciones, Q. (2021, Summer 9). Cortometraje Imillaskate Cochabamba. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=0VSQOY7VDwM

These Bolivian skateboarders use Indigenous attire to battle discrimination. (2022, February 2). National Geographic. https://on.natgeo.com/34XNYTq

3 Comments

  1. Julie Fournié

    Tout d’abord je tiens à te remercier pour t’être intéressée à ce magnifique sport qui est le skate. Moi-même pratiquante de cette discipline j’ai trouvé ton billet très instructif.

    Il y a quelque temps j’ai pu m’intéresser à la politique de la Bolivie et il est important de s’attarder sur le contexte dans lequel s’inscrit ce projet sportif et culturel. En effet, comme tu l’as décrit depuis les mandats d’Evo Morales le caractère plurinational du pays a été reconnu dans la nouvelle Constitution qu’il a lui-même porté durant ces premières années au pouvoir. Il est tout aussi important de contextualiser la place de la femme dans la société bolivienne comme tu l’as fait.

    Dans chaque pays du globe il est difficile de pratiquer le skateboard en tant que femme, selon les cultures et mentalités les persécutions peuvent aller du simple regard insistant aux coups car ce n’est pas une discipline « pour les filles » comme nous entendons souvent sur les skateparks. Néanmoins les mentalités changent de plus en plus grâce à des collectifs comme Imilla skate ou encore Realaxe en France.

    Comme tu l’as expliqué, la visibilité du collectif Imilla skate est assez importante sur les réseaux sociaux. Leur compte Instagram a été relayé par plusieurs grandes figures du skate comme Tony Hawk ou Lizzie Armento mais également par des magazines comme thestmagazine.

    L’année 2019 a été très riche pour le monde du skateboard, il y a eut l’apparition de Imilla skate et tu l’as écrit, mais aussi l’entrée de la discipline aux Jeux Olympiques allait arriver l’année suivante, c’est un fait très important. Nous avons pu alors voir la naissance de plusieurs institutions comme le Comite Nacional de Skateboard Uruguay. Marginalisé dans le passé, le skateboard devient réellement une discipline à part entière avec bien évidemment une catégorie féminine. En espérant voir l’une de ces sportives boliviennes aux prochains Jeux Olympiques !

    Le court-métrage que tu as inclus dans ton billet nous donne une vision d’ensemble sur la pratique du skateboard en Bolivie : des skateparks assez mal conçus qui montrent le manque d’investissement de l’État dans les disciplines sportives urbaines, des planches de skateboard d’une qualité qui ne permet pas une pratique simple de la discipline, des chaussures plus ou moins adaptées… Il est important de souligner que le skatepark filmé est appelé « chola » en guise de reconnaissance au collectif.
    Le visionnage de ce court-métrage du point de vue d’un.e skateur.se est percutant, un grand bravo à ces femmes.

    Ton billet permet de s’intéresser aux skateuses boliviennes et aux enjeux que représente leur projet, un grand merci pour l’étude que tu en fais.

  2. anaisc

    J’ai trouvé ton article particulièrement en résonance avec le mien du point de vue de l’importance de la reconnaissance des cultures et de représentations. Que cela soit le cas des cholas mentionnées dans ton article ou la population Chicano dont je discute dans le mien, nous pouvons voir que ces identités minoritaires cherchent toujours à légitimer leurs existences. Le parallèle entre ces deux est intéressant vis à vis du traitement qu’il est fait de leur visibilité public – Dans le cas des cholas, tu expliques qu’elles sont font toujours pas à un rejet discriminatoire à cause du racisme important auquel elle font face dans la société bolivienne, et cela malgré la prévalence du métissage dans cette région. Il en est de même en parti pour les chicanos aux Etats-Unis, étant donné que presque 20% de la population est latino, mais que ces populations font toujours face au racisme. Le métissage arrivant aux Etats-Unis engendre une culture hybride entièrement nouvelle et spécifique aux américano-mexicains.

    Cette idée de métissage, de rencontre des cultures et d’adaptation se retrouvent dans nos deux articles, témoignant de la volonté de survivance de ces cultures dont l’esthétique est mise en avant dans ces deux projets, que ce soit par les vêtements chola ou par les “brownface” d’emblèmes de la culture états-unienne de Linda Vallejo.

    Il est également intéressant de souligner la tendance commune de réappropriation d’un mot à connotation négative pour en changer l’intention et transformer une insulte en affirmation d’une fierté culturelle. Ce phénomène de réappropriation d’un groupe opprimé réorientant la langue à ses propres fins semble être une tendance commune à nombreux groupes minoritaires rejetant une assignation de rôle de discours. En faisant cela, cette réappropriation inverse la tendance – il retire le rôle subordonné à la cible, tandis que le locuteur perd son rôle dominant.Ainsi, rendre hommage à ses racines et être fier de sa culture qui évolue avec la société est une célébration face à l’adversité, une parade chargée symboliquement de la détermination de ces cultures à se faire une place leur permettant de conserver leurs tradition. Il est évident que la culture chola n’est pas stagnante, comme le montre l’utilisation du skateboard comme moyen d’émancipation, et cette démonstration de force et d’adaptation peut relier nos travaux.

    Merci pour ce billet très intéressant.

  3. marianald

    Ton billet nous permet de comprendre la relation entre l’histoire, les vêtements et le skate, ainsi que la façon dont cela est devenu une forme d’expression corporelle qui est à la fois artistique et politique. Vous me renvoyez aussi à cette grande richesse de propositions culturelles et artistiques en Amérique latine qui sont liées à la lutte pour le droit à la diversité culturelle. Il s’agit de propositions qui traversent le corps, les territoires, les langues et les cultures autochtones, comme dans le cas d’Isela Xospa avec son projet numérique Bébé tamal.

    Il s’agit de deux projets de fond profondément collectif qui, à partir d’un aspect de la culture, s’approprient et transforment des éléments qui faisaient auparavant partie du processus de colonisation, soit l’habillement soit l’alimentation. De même, comme tu l’as mentionné à propos de l’origine d’Imillaskate, le projet Bébé tamal est motivé par une lutte contre la discrimination et le racisme diffusée par l’État lui-même. Des projets comme ceux-ci sont aussi une invitation à continuer à nous interroger sur les lieux où se reproduit jusqu’à présent la colonialité, mais ils incitent aussi à réfléchir comment chaque cas a stimulé de façon artistique une pensée étrangère.

    La photo de la imilla enseignant le skate à sa mère me semble particulièrement éloquente. La photo est représentative non seulement de la façon dont la mère établit des liens avec les nouvelles pratiques adoptées par les jeunes filles, mais aussi de ce que tu dis à propos du processus que les imillas ont dû traverser elles-mêmes pour s’intégrer à la culture dont elles font partie. L’imilla lui apprend le skate pendant que les mères des imillas leur apprennent la « pollera ». Isela Xospa a suivi un chemin similaire pour se connecter avec sa culture et son lieu d’origine, Milpa Alta, à travers les livres, sa famille et les gens de sa communauté. Il s’agit de deux projets qui s’inscrivent dans une démarche de dialogue qui va au-delà des personnes directement impliquées et qui cherchent à tisser des liens avec les générations précédentes et nouvelles. Ce sont deux enjeux pour que les gens puissent se reconnecter avec leurs ancêtres pour s’étendre vers le futur.

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