« En la acción somos compañeros, en la inacción somos cómplices »
Le collectif argentin Fuerza Artística de Choque Comunicativo (Force Artistique de Choc Communicatif) a été créé pour dénoncer de manière frontale les violations des droits de l’Homme dans leur pays. Ils s’expriment principalement par le biais d’interventions et de performances dans des espaces publics argentins, devant des édifices du gouvernement national et lors de manifestations populaires.
Ce groupe a choisi de mettre son corps en action – souvent de manière angoissante et violente – afin de l’utiliser comme un moyen de revendication et de contestation. La performance a vu le jour dans les années 70, dans ce courant artistique l’œuvre peut-être présentée seul ou à plusieurs, accompagnée de son, d’images ou même d’objets. Le collectif F.A.C.C utilise ici la performance afin de militer, dans une perspective artiviste. L’artivisme désigne l’utilisation de l’art pour des questions d’ordres politiques : revendications, mobilisations ou défense des droits.
Le groupe se présente lui-même ainsi dans son manifeste :
« Équipe non partisane d’artistes se mobilisant dans l’urgence d’affronter toutes machines de violences qui prétendent discipliner nos destins sociaux, [ayant la] certitude qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le travail et la responsabilité de l’artiste que de mettre ses outils au service du « démantèlement » par un acte de communication, et par n’importe quelle initiative qui réponde à la liberté de l’esprit. En faisant de la rue et des édifices publics notre scène et le centre des opérations.
Nous invitons à qui le décide de se déclarer en état d’urgence et à se mettre par conséquent en action. Artistes qui comprennent qu’il s’agit du moment de prendre les devants. De décider où mettre ses énergies, où investir sa force, où prendre des risques. Individus désirant un corps collectif. Disposés à transgresser et à déroger aux règles pour obtenir les effets performatifs révélant des idéaux, construisant un discours. Un discours intransigeant, par le cri puissant de l’artiste. »
Le F.A.C.C a mis en place diverses performances éloquentes et variées depuis 2015 sur plusieurs thématiques actuelles, tant nationales qu’internationales. Nous avons choisi de vous en présenter quelques-unes brièvement afin d’établir un panorama des actions et des revendications du collectif, nous nous attacherons ensuite à analyser une performance en particulier, que nous détaillerons plus en profondeur.
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L’action Promotoras met en scène des jeunes filles souriantes habillées de robes bleues qui distribuent des flyers anticapitaliste et pro-avortement devant un centre commercial de Buenos Aires. Ils désirent avec cette action emmener de manière ironique la contestation et le militantisme dans un espace où ils sont d’ordinaire inexistants et où la consommation est présentée comme une finalité pour les citoyens.
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L’une des actions les plus connues du collectif est celle intitulée Esto no es Independencia (Ceci n’est pas l’indépendance). Le 24 mars 2016, pour le quarantième anniversaire du coup d’État militaire, le président argentin Macri invite Barack Obama dans la capitale. Le F.A.C.C opère alors une performance massive avec de nombreux comédiens dénudés dont les corps sont entassés et ensanglantés. Les drapeaux de l’Espagne, de l’Argentine et des États-Unis sont piqués dans cet entassement de corps et évoquent les différents colonialismes et néocolonialismes. Durant toute la performance, le poème Hay cadáveres de Néstor Perlongher est lu au mégaphone. Cette performance est répétée plusieurs fois dans la capitale, dans des lieux symboliques du pouvoir gouvernemental avec des banderoles affichant les slogans Macri go home et Obama no sos bienvenido.
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Quién elige ? (Qui choisit) a eu lieu en octobre 2017 et met en scène quatre évènements distincts dans la même journée, dans quatre lieux de l’Argentine. Près de 400 personnes se sont ainsi retrouvées dans des habits noirs avec des masques à gaz à becs qui rappellent à la fois le masque de la Commedia Dell’Arte et de grands corbeaux ou vautours. Derrière eux se trouvent des banderoles qui dénoncent la violence de l’État argentin : « Dictature corporative », « Exploitation assassine » et « Terrorisme d’État, qui choisit ? » Ces quatre actions ont été retransmises en direct sur internet et montées pour être diffusées par la suite.
#CARAVANAFEMICIDIOESGENICIDIO
Le simple fait de naître femme en Argentine est un risque. Tandis que des progrès au niveau des lois sont mis en œuvre par les gouvernements latino-américains, la violence sexiste continue d’augmenter sous diverses formes, psychologiques, violence physique, harcèlement sexuel et sous sa forme la plus extrême : le féminicide.
En 2017, l’organisation civile La Casa del Encuentro estimait qu’une femme était tuée toutes les 18 heures. Tandis que le foyer est censé être un lieu de sécurité, 50 % de ces femmes sont assassinées à leur domicile, par leur conjoint ou un membre de la famille (Dans 55 % des cas). Parmi les femmes assassinées, une large minorité (9,7%) avaient déposé plainte en amont. Cela traduit un lourd manque de confiance de ces femmes pour la justice de leur pays et ne peuvent appeler à l’aide lorsqu’elles subissent des violences.
Ces chiffres ont permis une certaine prise de conscience dans le pays sud-américain où a éclaté une campagne nationale massive afin de dénoncer les violences faites aux femmes et le féminicide : Ni una menos. Ce mouvement populaire de grande ampleur s’inscrit comme un sursaut massif des argentines face au constat alarmant des violences de genre dans le pays.
Dans l’après-midi du 30 mai 2017 à Buenos Aires se sont retrouvées de nombreuses participantes du collectif F.A.C.C pour mettre en place une performance de grande envergure afin de dénoncer le féminicide en Argentine. Le F.A.C.C a reproduit cette scène trois fois dans les lieux de pouvoir de la capitale Argentine : devant le Congrès national, le palais de justice et sur la Plaza de Mayo devant la Casa Rosada (le palais présidentiel). La performance a été transmise en direct sur les réseaux sociaux et sur le site internet argentin lavaca.org, un site d’une coopérative militante qui se dédie à la libre-circulation des pensées et des savoirs et à l’autonomie des personnes et des organisations.
Tandis qu’un groupe de douze femmes jouent une mélodie solennelle aux violons, cinquante autres femmes tournent le dos aux passants qui se regroupent autour d’eux. Un batteur commence à imiter des coups de feu avec son instrument, tenant un rythme lent qui s’intensifie pendant que les cinquante femmes se dénudent jusqu’à être complètement nues. Une large banderole est déroulée et affichée sur les bâtiments officiels : FEMICIDIO ES GENOCIDIO.
Une fois nues, les femmes s’avancent toutes et s’entassent les unes sur les autres et ne bougent plus pendant de longues minutes. Cette pile de corps humain reproduit l’image d’un charnier. En plein centre-ville de Buenos Aires, cette performance heurte les passant et les sensibilise brutalement sur le sort – souvent passé sous silence et peu puni – des femmes assassinées. Pendant toute la performance une femme lit un texte puissant au mégaphone que vous pouvez retrouver ci-dessous. (cliquez pour agrandir)
Cette action brutale, dans un pays où le féminicide est massif, visibilise l’atrocité des violences faites aux femmes. Le collectif F.A.C.C permet par le biais de la #CaravanaFemicidioesGenocidio d’humaniser les chiffres alarmants des femmes assassinées en Argentine. La multiplicité des corps nues et inertes dans un espace public très fréquenté oblige les spectateurs à porter leur regard sur l’horreur de ces crimes.
Les grands médias argentins – relativement liés au gouvernement – ont peu relayé cette action. Cependant, divers médias minoritaires ou alternatifs leur ont consacré des articles. Dans tous les cas, la performance a permis de maintenir le débat sur les violences faites aux femmes dans un contexte national déjà échaudé par l’ampleur du phénomène.
Le collectif produit un discours pluriel et alternatif afin de questionner la société, ils affirment :
« Nous devons accorder de la visibilité à travers l’émission infinie permise par la création artistique afin que ce qui fait mal, ce qui nuit à la liberté et qui torture ne devienne qu’une bombe contre les oppresseurs et un outil qui interpelle le corps des indifférents. »
Consultez ici la revue Mu de la coopérative Lavaca qui traite de la performance, consultable et téléchargeable en ligne.
BIBLIOGRAPHIE
Proaño Gómez, Lola, Artivismo y potencia política. El colectivo Fuerza Artística de Choque Comunicativo: cuerpos, memoria y espacio urbano, Universidad de Buenos Aires, 2017.
Rodriguez Tale, Eloy, « Si no interpela, no es arte », Publicable, 2018. Disponible sur : http://www.diariopublicable.com/cultura/7727-si-no-interpela—no-es-arte.html.
Mongis, Baptiste, L’Argentine des artivistes : quand l’art reprend la rue, 2019. Disponible sur : https://lvsl.fr/largentine-des-artivistes-quand-lart-reprend-la-rue.
Ton article est très intéressant, Manon. Il reflète un besoin croissant d’occuper les espaces publics pour faire entendre nos voix en tant que citoyens et citoyennes. Il s’agit de manifester et éduquer en même temps. Ce type de manifestation sert également comme mécanisme rafraîchissant les mémoires collectives endormies. Je trouve particulièrement intéressante l’action Genocida suelto. La dictature argentine des années 70/80 est très présente dans les arts en Argentine, cela montre son impact psychologique inestimable, ce qui est assez logique. Il y a besoin de remémorer pour essayer de comprendre et trouver des réponses, ainsi que pour éviter la répétition de ce genre d’aberrations « politiques ». Mais avec les années qui coulent, les nouvelles générations ont du mal à voir les conséquences vivantes de cette époque tragique dans leur vie d’aujourd’hui. Rappeler qu’encore de nos jours il y a des tortionnaires en liberté est aussi rendre hommage aux morts.
La performance dénonçant le feminicide est assez impressionnante. L’être humain à tendance à ne pas croire sinon à ce qu’il voit et vit. Un article de presse ou un passage de quelques minutes à la télévision ne suffit pas pour comprendre une situation si complexe. Surtout lorsque les médias nous présentent les faits comme une histoire de feuilleton pour la rendre intéressante mais pas vraiment informative ou dénonciatrice d’une réalité qu’au final concerne à toutes la société. Le spectacle artistique attire l’attention des passants qui restent alors écouter le discours frappant, qui vont aussi faire dans leur tête un parallélisme entre la nudité et la manque de protection et qui vont être impactés par cette image des femmes par terre, des femmes mortes.
De plus en plus, des manifestations similaires sont produites par tout dans le monde. Cela m’a fait penser à las Pussy Riots en Russie, et plus particulièrement à « Hecho en socialismo » au Venezuela.
https://noticiaaldia.com/2017/06/estudiantes-ula-protestan-desnudos-envueltos-papel-plastico-merida/
En accord avec Milagro, je trouve le collectif et ses performances très inspirateurs. L’article a attiré mon attention en particulier pour le parallélisme que le collectif fait entre le génocide et le féminicide. « EL FEMINICIDIO ES UN GENOCIDIO » dit la banderole affichée sur les bâtiments du gouvernement. Le dictionnaire Larousse définit le génocide comme : « Crime contre l’humanité tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ; sont qualifiés de génocide les atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité physique ou psychique, la soumission à des conditions d’existence mettant en péril la vie du groupe, les entraves aux naissances et les transferts forcés d’enfants qui visent à un tel but. »
Dès lors le féminicide est clairement définissable comme génocide, mais la reconnaissance officielle de cela aurait des conséquences légales et sociales énormes. Le féminicide est moins tangible, moins palpable qu’un génocide « traditionnel », car il a une ampleur spatio-temporelle différente. Les femmes sont assassinées en tant qu’individus, isolées, sans que les causes structurelles et la violence qui les accompagne soient reconnues réellement comme telles.
Le racisme et la discrimination contre une catégorie sociale sont à la base d’un génocide. Ils peuvent avoir des origines très différentes entre eux (économiques, politiques, géographiques…), mais la reconnaissance de ces derniers représente le premier pas pour les éradiquer. Ainsi la reconnaissance du machisme et du patriarcat est le premier pas pour pouvoir combattre véritablement la violence de genre.
C’est ici que le collectif met justement en place ce « déplacement » spatio-temporel du féminicide qui le rende plus « concret », matériel.
Les corps de ces femmes assassinées se trouvent dispersés sur une ligne spatio-temporelle très étendue, nous n’arrivons pas à la visualiser. Cette performance réduit la distance physique entre les assassinées. La réelle proximité entre elles est alors la cause de leurs morts, proximité qui, par son déni social, est autrement mois identifiable.
Manon écrit qu’à travers la performance, le collectif permet d’humaniser les chiffres alarmants des femmes assassinées, et je pense qu’il va encore plus loin que cela. Il humanise les chiffres, mais il leur associe également une image très parlante : les corps accumulés. Le collectif à travers le parallélisme avec le génocide, fait appel à notre mémoire historique et collective pour réfléchir aujourd’hui sur l’invisible, ou mieux dit, sur le caché. En étant européenne, le génocide juif est celui qui me vient en premier à l’esprit.
Les Allemands, entre autres, vivaient leurs vies, ils ne voulaient pas regarder ce qui se passait en dehors de leur jardin ; ils lisaient l’histoire officielle et n’ouvraient pas leurs propres yeux pour déchiffrer la réalité. C’est seulement une fois que les images horrifiantes du massacre, des corps sans vie accumulés dans les camps de concentration ont été révélées, qu’ils ont condamné ce qu’en réalité ils savaient.
La mémoire collective historique est donc « réveillée » ici pour permettre à une nouvelle conscience collective de se créer.
Et si c’est vrai que seulement 9,7 % des femmes assassinées avaient déposé plainte en amont, par manque de confiance pour la justice de leur pays, c’est également vrai que l’absence de cette nouvelle conscience collective se traduit par manque de repères sociaux pour comprendre l’origine de cette violence et pouvoir l’aborder.