Ne pas oublier : la Colombie face au conflit
Comment réécrire l’histoire ? Comment avancer sans pour autant oublier ? La Colombie a fait face à des décennies de guerre civile , mais tente tant bien que mal de s’en sortir. Les discours créent l’Histoire, crée la mémoire. Mais le récit découpe, simplifie, efface et laisse de côté nombre de victimes dont la reconstruction est doublement difficile. Donc que faire ?
Le Colectivo Dexpierte propose d’immortaliser les disparus, les assassinés, les victimes dont on tente d’oublier, parfois pour ne pas souffrir, parfois pour ne pas chercher à savoir de qui est la faute.
Photographier des street arts qui font parlés les disparus, c’est ce que propose le Colectivo Dexpierte : ne pas perdre de vue ceux qui ont soufferts à travers un premier acte : le street art. Visible par tous les passants puis transmis à tous à travers le monde grâce au cyberespace. Faire mémoire de la mémoire, contre les diffamations, contre ceux qui veulent faire taire, contre des discours hégémoniques et écrasants. Voilà ce que propose les membres de ce collectif.
Qui sont le Colectivo Dexpierte?
Dexpierte a été créé par 3 étudiants de sociologie de l’Université de Santo Tomás de Bogotá en 2010(CreadoresCriollos, 2017). En 2006/2007, Bogotá vit alors un essor d’art sur ses murs tandis que des mouvements sociaux voyaient le jour autour de la récupération de la mémoire notamment avec le Movimiento de víctimas de crímenes de Estado(Romero, 2017) . Le collectif se positionne comme un acte de résistance, de resignification de l’espace public comme espace de transgression, pour permettre d’intégrer un nouveau discours dans un espace du quotidien. Un quotidien qui attire l’œil de tous, même celui n’accédant pas aux discours académiques et autres. Dexpierte , tant son nom, son manifeste et ses actions amène à la ré-action, littéralement il appelle à se réveiller , mais aussi à réveiller des histoires de vie endormies sous des douleurs, des mensonges et des secrets d’Etat. Dexpierte crie contre l’oubli, le silence et l’inaction d’un mauvais rêve.
« Somos una invitación a recorrer los olvidos generados e interpuestos con el tiempo y la historia de la cual hemos hecho parte lxs colombianxs; olvidos marcados por la mentira, el silencio y dominio como parte estructural de un sistema político y económico genocida con su propio pueblo »
Colectivo Dexpierte
Lorsque nous ouvrons leur blog beaucoup de choses attaquent l’œil, l’orange presque criard sur fond violet mais, ce qui marque le plus, c’est cette image de fond qui accompagnera la déambulation à travers les différents posts : des visages sans noms, d’hommes et de femmes. On comprend alors que ce sont les voix du peuple colombien que l’on cherche à faire entendre. Sur la page principal, ces yeux ne nous quittent jamais lorsque l’on défile les billets : une photo d’un street art, des photos qui illustrent ce travail soit des graffeurs, des images source d’inspiration, un texte, plus ou moins long, plus ou moins engagé, plus ou moins poétique souvent accompagné d’une vidéo.
Dexpierte s’engage et fait parler les artistes mais aussi les passants, tant ceux qui apprécient l’initiative que ceux qui souhaiteraient une plus grande discrétion sur ces thématiques. Ainsi, ils proposent des réflexions sur ceux qui raturent et s’opposent lorsque certains matins, la fresque a été attaquée. Leur nom même appelle à la réflexion intersectionnelle en y introduisant le x propre au discours inclusif. En effet, ils mettent des visages à la fois sur les engagés politiques disparus mais aussi la lutte de tous, avec des visages moins connus. C’est ainsi que Dexpierte s’approprie deux espaces : une réappropriation de l’espace public et un travail d’archive sur le cyberespace. Ils allient un travail artistique à l’engagement politique, la construction d’une histoire. Le street art est maintenant reconnu comme un art à part entière et cela signifie qu’il fera partie de l’Histoire de l’art et par conséquent sera une nouvelle source d’archive historique. C’est donc avec cette rencontre avec le virtuel que Dexpierte participe au portrait de victimes du conflit pour qu’ils ne soient pas oublié par l’ Histoire colombienne.
Le street art est malheureusement voué à souffrir du temps : le climat, la pollution mais aussi l’interdiction de peindre dans certains cas dans les lieux publics et les opposants à des messages portés font que, certains matins, ce qui était devenu le quotidien de certains passants se retrouvent transformé. Vrai espace d’opposition, de résistance mais aussi d’oppression, le cyberespace offre un lieu d’expression libre, plus difficile à contrôler permettant de raconter l’Histoire depuis ceux qui ont souffert et ceux qui se sont fait taire. Le cyberespace représente un outil pour renforcer ces activités, les légitimer en les faisant connaître et à rassembler plusieurs disciplines : le street art, la poésie, la vidéo, mais aussi des manifestes ou des reportages. Le blog de Dexpierte permet de créer des liens entre collectifs et artistes, notamment à travers des hyperliens nous permettant d’accéder à plusieurs productions et plusieurs travaux. Il y a un but, non revendiqué, d’une création d’une nouvelle forme de citoyenneté, celle qui dépasse la peur d’années de violences soufferts et qui, à travers l’art, les pseudos redonne la parole au peuple.
Ce blog permet de complexifier ce travail fait dans la rue, de le compléter en mettant en lumière le travail en groupe, les réponses à cette image et en donnant des mots d’explications ou qui poussent le message du graffiti plus loin, ce que cet art ne permet puisqu’il doit être compris d’un premier coup d’œil. En plus, c’est un outil encore accessible pour la majorité des personnes qui vivent en ville. Certains liens mènent à d’autres plateformes utilisés par le collectif et permettent l’augmentation de texte à travers la section de commentaire. Cela s’est encore plus accentué avec l’utilisation d’instagram, qu’ils utilisent depuis 2015. De plus la partie « Reflexiones » sur le blog invite à la publication d’auteurs extérieures au projet pour réfléchir sur la place de la mémoire dans ce type de conflit (Otra Memoria, 2018).
De plus on peut accéder à une cartographie qui permet de localiser les différentes œuvres, mais aussi, de comprendre le contexte social et d’accéder aux œuvres faites par un même collectif ou par un même artiste. Elle permet aussi de différencier les œuvres collaboratives, où le collectif organise la rencontre avec les citoyens et permet leur participation.
Loupe sur quelques travaux
Cette œuvre publiée sur le blog en février 2012 venant des rues de Bogotá. Cette œuvre est un appel à la mémoire, avec la répétition du texte « No te olvides » (n’oublie pas) sur la partie droite, le travail de photographe qui met sur papier une image, fige dans le temps (Barthes, 1980) un visage, un regard. Cette œuvre interpelle, dans un premier temps, le passant puis l’internaute en appelant avec un impératif « REGISTRA EN TU MEMORIA » (enregistre dans ta mémoire) à marquer avec une image ce moment de l’histoire. Pour renforcer cet appel, cette personne qui occupe un tiers de la photo qui immortalise grâce à son regard et l’acte de photographier. Une œuvre dans l’œuvre puisqu’à la fois le résultat que l’on regarde est issu du même acte. L’autre moitié, est occupé par le regard du résistant que l’on identifie par sa cagoule propre au symbole des guérillas. Sur ce visage, apparaissent une foule de tête de mort. Contrairement au reste de l’œuvre, les yeux sont représentés de façon extrêmement réaliste : comme pour rappeler que peu importe le camp, ce sont tous des humains qui luttent et se battent. Cette photo est accompagnée par un poème :
Historias de luchas
Historias de vida
Historias de territorios
Silencios, Mentiras y Olvidos
Negarla… es negar la historia
es negar el mensaje que ella misma lleva en su simbología.Ven a beber y a luchar en la calle.
Protestan porque manchas de lefa su cama
cuando están en la sierra el fin de semana.
Quémales la casa, no tienen perdón.
Te odian porque escuchas a DEF CON DOS.
Ven a beber y a luchar en la calle.
En la calle…
Ce poème fait alors appel à ce qui est l’essence même de ce projet : les histoires de luttes, de vie et de territoires, faire face à la négation.
Un autre post, daté de Mars 2013, présente une vidéo du travail collaboratif effectué lors de l’anniversaire des 7 ans de disparition de Jaime Gómez, leader politique porté disparu le 21 mars 2006 et retrouvé mort un mois plus tard. Dans ce billet, le collectif fait archive de l’œuvre de collage, ils révèlent alors, le travail en groupe, déconstruit l’image du graffeur solitaire qui agit dans l’ombre. Non, au contraire, ces artistes munis de pots de peinture et de colles remontent leurs manches en pleine lumière pour peindre et coller le visage de Jaime Gómez. Cette archive numérique est un petit reportage de 8 minutes, cela nous permet de rendre compte du travail effectué sur ces fresques : le groupe qui s’est mobilisé montre que ce ne sont pas des actes isolés. Ce billet est accompagé d’un texte de la fille de Jaime Gómez, qui encore une fois fait appel à ce côté humain, intime qui caractérise toutes les victimes du conflit.
Sources :
Barthes, Roland, 1980 « La chambre claire », Gallimard, p.192
CreadoresCriollos, 2017, « La resistencia y la memoria en el grafiti del Colectivo Dexpierte », [En ligne, consulté le 12/02/2019]
Otra Memoria, 2018, « Graffiti : Web Dexpierte », [En ligne , consulté le 14/03/2019]
Radio Itinerante, 2013, « Entrevista al colectivo de intervención urbana « Dexpierte » « , [En ligne, consulté le 14/03/2019]
Romero , Carolina, 2017, « La resistencia y la memoria en el grafiti del Colectivo Dexpierte » [En ligne , consulté le 12/02/2019]
Amatrice de street art, j’aimais parcourir les rues de Bogotá pour en trouver mais à travers ton article sur le Colectivo Dexpierte, j’ai pu appréhender sous un autre regard ceux de la capitale colombienne et enrichir ma connaissance sur ceux qui immortalisent en grand des instantanés de vie. La pluralité des médias et des informations présente sur le blog, parfois poétiques, engagés ou documentaires, décloisonne la pratique du tag/street art – l’un des 5 piliers du hip-hop – et invite à d’autres croisements, pluridisciplinaires. L’importante mise en réseau, les hyperliens et les formes technolangagières employés sur le blog et sur le compte Instagram connectent une communauté plus large que les simples artistes, ils permettent une médiation entre les œuvres et d’autres contenus que n’offrent pas le contact direct avec la surface peinte.
Le passage du mur à l’écran du cyberespace donne davantage de visibilité au processus de création, aux auteurs, aux lieux, aux personnes représentées. C’est en observant ces données que l’on se rend bien compte que cette pratique continue d’exister à la périphérie des centres consacrés, dans des communautés marginalisées ou ayant peu accès aux dispositifs de la culture dominante. Le choix de Bogotá vis-à-vis de cette expression illégale et contre-culturelle a été en partie la récupération et la légitimation pour en faire une attraction touristique par la forte concentration dans le centre historique, mais le blog montre cependant que la plupart des œuvres sont destinées à la communauté, aux colombiens, à ceux qui ont été contraints de se déplacer, à ceux qui ont vécu voire grandi avec le conflit. Cette proximité rend encore plus fort ce devoir de mémoire que se donne le collectif. Ces mots et ces images qui invitent à ne pas oublier deviennent comme des monuments aux morts, difficiles d’effacer. C’est aussi pourquoi ce travail peut s’exporter vers d’autres pays et conter d’autres récits, probablement plus humains, que les discours officiels.
Cet article qui décrit très bien la démarche artistique et de revendication sociale du collectif « Dexpierte » a attiré mon attention car, ayant étudié assidument le conflit colombien j´ai toujours été profondément touchée par l´effort de récupération de la mémoire. En effet,cela n´est pas toujours propre des peuples qui ont subi des dictatures, massacres ou conflits. Certains préfèrent l´oubli.
Dans le cas de la Colombie, malgré que le peuple colombien, celui surtout issu des zones rurales où les affrontements sont constants (et je parle au présent car malgré qu´en 2016 il y eu un accord de Paix entre la guerrilla des FARC et l´Etat colombien, des groupes armés continuent de sévir dans certains territoires se disputant les voies de distribution de la drogue et autres), soit tout le temps menacé s´il dévoile les horreurs de la guerre, ce peuple ne se tait pas. Ce peuple élève sa voix dans un espoir de guérison et le travail de ce collectif en est une preuve. Et cette voix au travers de l´art condense une action de revendication très forte et rebelle dans un pays où tout ce qui ressemble un peu à de la revendication sociale est banni et stigmatisé comme étant de la « guerrilla ».
Il me semble que la possibilité de l´espace cybernétique et aussi l´espace public urbain offrent en quelque sorte cette clandestinité mais en même temps un sorte de pluralité à cette revendication. C’est à dire que, à travers de la toile, la revendication devient plus ample, sort du contexte interne que le pouvoir colombien tente toujours de contrôler, et ainsi devient une lutte où la récupération de la mémoire devient un dénominateur commun, l´objet même de la lutte, et qui peut se répliquer dans d´autres contextes, par d´autres peuples. Au travers de l´art, cette démarche devient plus universelle.
En plus de la démarche revendicatrice, la qualité des oeuvres montre la sensibilité des artistes qui utilisent leur talent pour dire ce qu`avec les mots, ne suffit plus. La profondeur de la douleur se présente dans un langage qui touche tous les êtres humains, sans nécessité de connaître avec détails le contexte l´horreur qui est représentée, c’est finalement l´horreur humaine qui y est décrite, cette horreur qui caractérise toutes les guerres.
Laura, ta présentation du Colectivo Dexpierta aborde la thématique de la reconstruction de la mémoire à travers l’utilisation de l’art en Colombie comme un élément particulièrement crucial pour guérir les plaies ouvertes laissées par 53 années de conflit armé. Le « devoir de mémoire » dont je parle dans mon propre billet fait écho à ton article et rappelle l’importance de diffuser les mémoires et multiplier les façons de raconter, interpréter et exprimer les expériences vécues du conflit. Le thème de la mémoire en Colombie est transversal, il occupe énormément d’espace actuellement et nourrit activement les discours artistiques, sociaux et politiques du pays depuis plus d’une dizaine d’années.
Cette mémoire, ici invoquée à travers l’art du street art, un mode d’expression privilégié de l’Amérique Latine, est à la fois une nécessité et une dénonciation. C’est un appel à la prise de position, à l’action subversive et à la revendication de la rue, l’espace public par excellence, comme le démontre le poème qu’elle nous partage.
» Ven a beber y a luchar en la calle.
En la calle… »
Mais c’est également un travail de longue haleine et indispensable, un hommage aux morts, comme nous le suggère Méryl dans son commentaire, une reconnaissance des milliers de morts insensées et jusqu’à aujourd’hui impunies. L’écriture de cette mémoire est transformatrice, elle permet à la fois de guérir sur un plan personnel et garantit la non-répétition du conflit sur un plan plus large.
La mémoire en Colombie à toujours été fragile dans ce pays où il semble souvent plus facile et plus sûr d’oublier que de (se) rappeler. Dans son plus fameux roman, 100 Ans de Solitude, publié en 1967, Gabriel García Márquez aborde déjà ce thème de façon redoutable en nous rappelant l’oubli généralisé du « Massacre des bananeros », un des épisodes les plus sanglants de l’histoire nationale. Il s’agit donc de combler un vide laissé par la peur ou l’indifférence, de réveiller un oubli collectif dont la continuation depuis de nombreuses générations n’est pas étrangère à la répétition implacable du conflit.
La combinaison du street art et du cyberespace ouvre la voie à un récit qui s’aventure au-delà des mots, dont l’interprétation est exponentielle et l’expression des formes et couleurs permet l’approche sensible qui caractérise l’essence de l’art et en fait un outil indispensable à l’heure de guérir les blessures qui affectent le plus profond de notre humanité à tous.
Le cyberespace multiplie les dimensions et les possibilités d’interprétation et d’expression individuelle et collective autour des œuvres présentées sur la toile. Il permet à chacun de donner son avis où son ressenti grâce à l’espace virtuel mis à disposition ; et de comprendre et d’apprécier à la fois les différences et les expériences communes du vécu du conflit ou les cordes sensibles qu’une œuvre ou une autre fait vibrer en nous.
L’usage de l’art, en l’occurrence du street art, est aujourd’hui largement reconnu comme central dans la construction de la paix et de la réconciliation en Colombie. En effet, l’art possède un grand pouvoir d’humanisation et de sensibilisation, de générer l’empathie envers l’autre. Comme je l’aborde dans mon propre billet, il multiplie les entrées des signifiés et signifiants tout en faisant la part belle à l’expression sentimentale et sensorielle, au développement du potentiel créatif, affectif, moral et politique de chacun, qu’il soit artiste, admirateur, critique ou simple passant. Il joue un rôle ré-humanisant dans une société moderne ultra rationalisée, utilitariste et individualiste. Il est d’autant plus incontournable dans le contexte particulier de la déformation éthique de la société colombienne due à la naturalisation des injustices, de l’utilisation de la violence pour régler ses conflits et du haut degré d’impunité des oppresseurs.
Par conséquent, l’art aborde les choses avec un nouveau langage, plus transcendant, celui de l’action transformatrice, souvent en rupture avec les discours politiques et moraux hégémoniques prônant le status quo. Il ouvre une porte d’accès directe à l’émotionnel, à la sensibilité de chacun et oblige à aller plus loin que les mots, qui ne suffisent plus comme l’a très bien exposé Maria Dolores dans son commentaire. En parlant de l’art, déjà, Goethe nous enseignait, « [l]es mots sont une bonne chose, mais pas ce qu’il y a de mieux. Ce qu’il y a de mieux ne se manifeste pas à travers les mots ».